Carrière
Où est passé le patient ?
Dans le soin, l’éducation ou le service public, la question du sens du travail requiert un vrai engagement, un souci de tous les instants de la part de ceux qui utilisent leur libre arbitrage dans l’exécution de leur activité. Les patients font souvent l’objet de préoccupations auprès du personnel de services mais bien loin derrière d’autres facteurs comme le bien-être, le partage ou le soin.
Imaginez un établissement de soins. Ce n’est pas le gigantesque CHU avec des milliers d’agents mais un joli petit endroit, dans une ville agréable, avec toutes les commodités de transport ; il n’y a qu’une centaine de personnes réunies en un lieu, proches des patients. Le bâtiment est récent, confortable, accueillant, les installations fonctionnelles, l’ambiance agréable autant que possible dans ce contexte. Une enquête est menée auprès de l’ensemble du personnel pour mieux comprendre leur attitude vis-à-vis du travail.
Le point d’étonnement c’est que les patients, leur soin et leur accueil – c’est-à-dire les valeurs humaines qui pourraient être censément associées au travail dans un tel contexte – ne semblent pas être au premier chef de l’expérience professionnelle vécue par les salariés. Les patients sont bien présents dans les réponses à l’enquête mais loin derrière beaucoup d’autres facteurs. C’est peut-être la surprise du béotien, celui qui considère naïvement que ce genre d’activités doit forcément être associé à une haute idée morale du sens du travail ; à moins que l’âge de l’auteur ne le conduise à s’identifier aux patients plutôt qu’aux jeunes aides-soignantes…
Cette enquête a été effectuée auprès de l’ensemble du personnel, médecins, soignants et personnels de service, d’hôtellerie ou de logistique ; il ne s’agissait pas de poser de vagues questions abstraites sur le sens du travail mais simplement de raconter les aspects les plus concrets de l’expérience professionnelle.
On se situait enfin dans un établissement prenant en charge des personnes âgées, valides pour la plupart, celles auxquelles on identifie facilement ses proches. Il faut certes reconnaître qu’à la question posée de se remémorer une expérience d’engagement dans le travail, près de 30% des répondants évoquaient ces valeurs fortes comme le bien-être, le partage ou le soin, mais les réponses changeaient à propos des questions plus concrètes et immédiates.
A la question de savoir ce qui leur fait aimer leur travail actuel, 20% seulement des salariés mentionnent les patients alors qu’ils sont 43% à valoriser les relations humaines et 27% le contenu de leur travail et les conditions de son exercice. Il faut reconnaître aussi que les patients n’apparaissent pas de manière significative comme une des causes de désamour de leur travail. Les résidents ne font partie des causes d’une bonne journée de travail que pour 16% des salariés alors que la moitié d’entre eux représente la cause première d’une bonne journée c’est-à-dire d’avoir pu finir leur travail sans imprévus ni problèmes. Enfin, quand on demande aux salariés les critères d’un travail idéal, ils ne sont que 6% à mentionner les patients.
On pourra dire évidemment que les patients sont tellement omniprésents dans le quotidien du travail que l’on n’en fait même plus mention au moment de l’enquête ; on dira aussi que le sens du soin et du service est au cœur de la vocation des agents de ces établissements et donc une valeur tacite de leur travail ; on reconnaîtra évidemment les difficultés du travail quotidien dans ces établissements qui n’autorisent pas les autres à donner des leçons ou à s’étonner. Tout cela est juste mais ne peut-on aussi y voir l’avant-garde d’évolutions profondes du travail, une autre manière de l’aborder au-delà des remarques superficielles. Si l’on adoptait cette seconde approche, trois questions pourraient au moins se poser. La première concerne l’utilité du travail, la deuxième ses questions oubliées et la troisième le regard qu’on y porte.
L’utilité du travail
Si les observateurs et spécialistes des sciences humaines se sont intéressés au travail au fil du temps, c’est en fonction de circonstances et conjonctures diverses mais, de manière sous-jacente, ne travaillaient-ils pas implicitement pour des parties prenantes différentes? Il est clair que le travail est un élément de base de la grammaire des organisations. Il s’agit pour elle de l’organiser, de le prescrire, de le contrôler, en un mot d’en faire un facteur de production efficient. Elle pouvait partir du principe que les personnes préféreraient ne pas travailler et seraient foncièrement fainéantes et qu’il s’agissait alors d’éviter toute dépendance vis-à-vis de cette ressource en ne cessant de chercher des ersatz plus efficaces et contrôlables. Nous ne parlons pas ici du Moyen-Age mais d’aujourd’hui encore quand certains disent que le problème n’est plus la GRH mais l’investissement dans les robots aussi bien dans le secteur industriel que pour le travail de la connaissance.
Les salariés constituent une autre partie prenante. On s’intéresse alors à leur expérience au travail, leur satisfaction ou, aujourd’hui, à leur bien-être. Fleurissent alors les discours qui mettent le travailleur au centre, parce qu’il est le premier destinataire de la responsabilité sociale de l’entreprise, ou parce que la qualité de l’expérience du salarié serait implicitement un facteur de performance. Mais la satisfaction n’est pas le seul signe de cette appropriation et privatisation du travail : la professionnalisation en est un autre exemple, quand l’expertise et le professionnalisme pragmatique deviennent les fondements d’une activité professionnelle plutôt que la vocation ou le service. Ce serait le cas dans l’enseignement et d’autres métiers de service où l’esthétique technocratique des règles professionnelles dominerait le rapport au travail.
Une troisième partie prenante pourrait prendre sa place, c’est le cas dans les situations de crise ou de guerre. On parle moins de satisfaction ou de risques psychosociaux mais plus d’utilité sociétale du travail. Celui-ci produit de l’utilité pour le client, les autres citoyens, le pays et son économie.
Clairement, les résultats de l’enquête précédente privilégient la deuxième approche : c’est bien la qualité de l’ambiance et des relations, les conditions de travail plus ou moins satisfaisantes qui prennent la première place pour les salariés, au détriment des patients, les bénéficiaires du service rendu et, au-delà d’eux, le renforcement des valeurs d’une société dotée d’un modèle social qui ne laisserait personne de côté, même les plus faibles et les moins productifs.
Les questions oubliées
L’étonnement face aux résultats de l’enquête illustre aussi le fait que la réalité complexe du travail se satisfait trop souvent de visions partielles de sa réalité. Tellement de questions reviennent sans cesse, au risque d’en occulter d’autres et la destination du travail est l’une d’elles. Quelles seraient alors les questions oubliées ?
Un exemple de sujet oublié: tout salaire mérite travail. Certes, personne n’est vraiment satisfait de sa rémunération, et chacun préfère être payé plus. Mais tout travail justifie-t-il le salaire reçu? La question n’est pas ici de savoir s’il est légitime ou non que des personnes gagnent moins qu’elles ne produisent, mais simplement de s’interroger sur l’utilité réelle de l’activité de chacun.
Une autre question oubliée du travail concerne ceux qui n’en ont pas. Trop souvent notre système s’avère plus favorable aux insiders qu’à ceux qui restent aux périphéries. Le traitement des tragédies industrielles semble souvent privilégier ceux de l’intérieur, au mépris parfois de ceux qui pourraient rentrer pour peu que l’on pense à la survie et au développement futur plutôt qu’à la situation des personnes en place.
La question du sens du travail est peut-être du même ordre, tombée dans la fosse de l’oubli. Est-il possible de travailler sans s’interroger sur son utilité pour ceux à qui est destiné le service ou le produit ? Dans le soin, l’éducation ou le service public cette prise en compte du public est centrale. Elle ne peut être seulement affirmée comme un élément ontologique de l’activité ; au contraire, elle requiert un vrai engagement, un souci de tous les instants de la part de ceux qui utilisent leur libre arbitrage dans l’exécution de leur activité.
Regard
Nos approches du travail sont souvent binaires. Elles opposent le travail au capital et, dans la conception même du travail, tout semble se résumer à une confrontation de deux facettes, à un balancement entre deux extrêmes comme si la pensée ne pouvait être que binaire. Le fondement de notre système social repose sur la rencontre, parfois tumultueuse, souvent opératoire, du patronat et des syndicats ; le paritarisme apparaît comme une vertu et chaque nouveau président jure de se ranger à ce qu’auront convenu les «partenaires sociaux».
A un autre niveau (et l’enquête présentée ci-dessus le rappelle) la binarité transparaît quand l’expérience de travail s’avère essentiellement relationnelle, comme une confrontation et une interaction avec des collègues. Le travail est alors une occasion de relation, de connexion et de communication avec les autres : c’est évidemment la caractéristique essentielle d’un travail dans une institution où on «travaille avec», où l’on collabore, où l’on coopère.
Est-ce que le travail devrait toujours être encastré dans cette approche duale, comme dans une confrontation entre le «je» et le «tu» pour se rappeler Buber. Ne peut-on imaginer une approche plus ternaire, dépassant la rencontre entre employeur et employé, le difficile compromis entre efficacité institutionnelle et satisfaction personnelle, entre la nécessité managériale et le développement personnel.
Une approche plus ternaire inviterait à intégrer le tiers dans nos réflexions sur le travail, l’absent et l’oublié alors qu’il a tellement d’importance, ce qui médiatise la confrontation, ce qui complète et peut donner sens à la relation. Ce tiers peut être le temps, la prise en compte du passé ou de l’espérance de l’avenir souvent laissé de côté au profit de l’immédiateté. Le tiers, ce sont aussi ces buts d’ordre supérieur, la raison d’être, ces principes et références qui ne changent pas tous les matins et sous-tendent la pérennité de n’importe quelle action collective. Le tiers pourrait être le service rendu, l’utilité suprême de son travail, tout simplement le patient qui devrait logiquement être au cœur d’une activité de soin. La question du travail exige peut-être aussi un peu de réflexion philosophique.
Source : Rh Info
