Société
L’éternel problème de la mutation des enseignants
Malgré les nouveautés de la note-cadre sur les mutations de cette année, on estime que peu de demandes seront satisfaites. Pour le ministère, impossible de répondre favorablement à toutes les demandes car ce serait au détriment des régions peu sollicitées et reculées.

Le 25 avril 2013, le ministère de l’éducation nationale (MEN) adresse une note-cadre (N° 3-2180) aux différentes délégations et académies relative au mouvement des mutations pour l’année 2012-2013. Les enseignants et le personnel administratif, désireux de changer de poste d’affectation, avaient jusqu’au 15 mai pour remplir un formulaire disponible sur le site du ministère (harakataalimiya.men.gov.ma). La famille des enseignants attendait cette note-cadre avec impatience, étant donné les iniquités et le favoritisme qui entachaient cette opération dans le passé.
On estime à 80 000 le nombre de personnes qui participeront à cette opération cette année, avec une proportion importante de femmes (elles représentent 41% du corps enseignant national, dont une bonne partie exerce dans les zones rurales). La priorité est donc donnée aux femmes affectées dans des zones reculées, selon une démarche relevant de la «discrimination positive» adoptée par le ministre Mohamed El Ouafa et exprimée devant la Chambre des conseillers en janvier dernier. Il s’agit de cas sociaux de femmes désireuses de rejoindre leurs conjoints, de femmes divorcées ou veuves voulant être mutées dans les lieux de résidence de leurs familles, et de femmes célibataires exerçant dans des délégations où leurs parents ne résident pas.
Le corps enseignant et les milieux syndicaux, s’ils se félicitent des points positifs qu’apporte cette note-cadre, craignent déjà que le mouvement de mutations de cette année ne se solde par un maigre résultat : en 2012, à titre de rappel, plus de 50 000 enseignants (sans compter les administratifs) avaient participé à ce mouvement, et moins de 4 000 ont pu obtenir satisfaction (voir encadré). Très faible, estiment les syndicats des enseignants. Selon eux, c’est dû en grande partie à l’incapacité du MEN de créer de nouveaux postes à même de donner satisfaction au plus grand nombre de demandeurs. On ne dépasse, en effet, que rarement la barre des 10%, «alors que chaque année, de nouveaux établissements scolaires sont construits et de nouvelles salles sont créées, et donc il y a augmentation du nombre d’élèves. De nouveaux postes devraient être créés par conséquent, en moyenne 15 000 par an, or on n’en a pas créé plus de 8 000 en 2012», indique Fatna Afid, secrétaire générale de l’Organisation démocratique de l’enseignement (ODE). Toujours est-il que Chafik Azeba, directeur des ressources humaines au MEN, a pris depuis le 5 mai dernier son bâton de pèlerin pour aller expliquer à travers le pays les tenants et les aboutissants de cette note-cadre aux directeurs des académies, délégations et autres établissements scolaires, mais aussi aux syndicats de l’enseignement les plus représentatifs avec lesquels le ministère a entamé un dialogue plusieurs semaines avant de rendre publique sa copie finale.
Répartition équitable des ressources humaines entre les différentes régions
Que dit d’abord cette nouvelle note-cadre et quels sont les critères annoncés pour qu’un enseignant puisse réussir sa mutation ? Qu’en pensent les syndicats les plus représentatifs et le corps des enseignants ?
Les nouvelles directives concernant le mouvement des mutations de cette année se basent, répondent d’emblée les responsables du MEN, sur trois principes fondamentaux : le droit des élèves à un enseignement stable et durable pendant toute l’année scolaire ; la transparence et l’égalité des chances entre tous les participants ; et enfin une bonne répartition des ressources humaines entre les différentes régions. Cela dit, on introduit cette fois-ci les nouvelles technologies dans la réalisation de toutes les opérations de mobilité, et on met en place en même temps un mécanisme de résolution des litiges et de gestion des réclamations aux niveaux provincial, régional et central.
Quant aux nouveautés qu’apporte cette note-cadre par rapport au passé, la priorité est donnée cette fois-ci «aux demandes de rapprochement des conjoints pour les enseignants au même titre que les enseignantes». Décision justifiée à plus d’un titre, le secteur de l’enseignement -par la force des choses puisqu’il est le plus étendu sur l’espace géographique et où le nombre des fonctionnaires est le plus élevé (environ 230 000)- est celui qui souffre le plus du problème de séparation des conjoints. Comme, par exemple, le cas de ce couple, avec deux enfants, dont l’époux, ingénieur, a été muté à El Jadida, et l’épouse, enseignante, est restée à Taza à son corps défendant : elle a attendu plus de trois ans pour que sa demande de mutation dans la ville de son mari aboutisse (voir encadré).
Au MEN, on convient que des couples subissent avec déchirement la séparation à cause du travail et on en est bien conscient, mais le ministère a toujours considéré qu’il a ses contraintes. C’est impossible pour lui de valider des mutations dans des postes déjà pourvus, ni laisser des enseignants quitter des régions où l’on a besoin de leurs services. «Les élèves en feraient les frais», justifie le ministère. L’équilibre des régions et l’égalité des chances ont toujours été l’argument qu’on oppose aux réclamations, et c’est l’outil informatique, en introduisant les données, qui juge du sort d’une demande de mutation. Impossible donc de satisfaire un grand nombre de demandes dans une seule région, ce serait au détriment de régions peu sollicitées, forcément reculées. Or, celles-ci ont aussi besoin d’enseignants.
Le ministère ne peut, en outre, affecter un enseignant à un poste qu’à la condition que celui-ci soit vacant, sinon il sera en surnombre, comme il ne peut laisser vacant le poste de l’enseignant qui veut partir. Il y a d’autres contraintes liées à la disponibilité de postes budgétaires, insistent les responsables du MEN. En 2012 et 2013, les nouveaux postes budgétaires du MEN n’ont pas dépassé les 8 000, ce qui est en deçà des besoins (au moins 15 000 actuellement), mais on est optimiste au ministère pour revoir ce chiffre à la hausse : on parle de 20 000 postes qui vont être créés en 2013.
Une chose est sûre : une bonne partie des postes nouvellement créés est destinée à remplacer ceux qui partent en retraite, ils ne sont donc pas toujours destinés à pourvoir les postes vacants de titulaires mutés.
Deuxième nouveauté de la note : les enseignantes célibataires voient leur bonus augmenter de 5 à 10 points, celui des enseignants et enseignantes veufs ou divorcés est passé de 5 à 8 points. En accordant 10 points aux femmes célibataires, «le ministère introduit une discrimination au détriment des hommes célibataires, accuse F. Afid. Pourquoi favoriser une femme célibataire qui travaille à la délégation d’Aïn Sebaâ, par exemple, pour aller travailler à Sidi Bernoussi où ses parents résident ? C’est absurde ! Il ne fallait pas du tout affecter une femme célibataire dans une zone éloignée et dangereuse pour sa sécurité». Et pour cause, dit-elle, «ayant moi-même été affectée dans les années 1990 dans une zone rurale pas loin de Settat, j’avais un domicile au sein de l’école, mais dans quel état ! Il n’y avait même pas de toilettes ni de mur autour de l’école. Je ne fermais pas l’œil de la nuit. Je connais un enseignant qui dormait dans une salle des cours, il a fini par perdre la tête».
L’approche du ministère est plus technique que stratégique
La note-cadre fait un geste aussi en faveur des enseignants dont les conjoints sont des femmes au foyer en leur accordant un bonus de 5 points ; et un bonus de 4 points à ces enseignants pour chaque enfant à besoins spécifiques. Les syndicats les plus représentatifs, quant à eux, dont certains boycottent le dialogue, ils reprochent au ministère toute la procédure de consultation. «On a envoyé nos propositions, mais le ministère les a ignorées», accuse Hammadi Bellayachi, membre du syndicat national de l’enseignement (CDT). Selon lui, le MEN a commis une erreur de taille dans la procédure : avoir généralisé la possibilité de donner son point de vue via le site du ministère. Cela, ajoute-t-il, «complique davantage le problème qu’il ne le résout, car comment le ministère pourra-t-il élaborer une circulaire cohérente avec 20 000 propositions ? Ça n’a pas de sens».
Vice de procédure, mais il y a aussi un vice rédhibitoire, qui dépasse le conjoncturel, au-delà de ces mouvements de mutation, analyse Allal Belarbi, secrétaire général du même syndicat. L’approche du ministère est plus technique que stratégique. «Or nous avons besoin d’une politique qui lutte contre les disparités régionales en matière d’infrastructure. Un minimum de bonnes conditions est nécessaire pour que notre staff enseignant puisse travailler, quelle que soit la région où il est affecté, dans la stabilité et pour un meilleur rendement». Le syndicaliste réclame, à court terme, des logements décents et des primes spéciales pour les enseignants travaillant dans des zones reculées, ainsi que des bourses d’études à leurs enfants. A long terme, pour encourager à retenir les enseignants dans les régions défavorisées, «il est du devoir de l’Etat de construire des routes, de renforcer les moyens de transport, de créer des maisons de culture et de jeunesse, des dispensaires et des hôpitaux. A ce moment-là ces mouvements de mutations ne seraient plus qu’une occasion pour réparer les quelques dysfonctionnements et disparités qui peuvent avoir lieu», conclut le syndicaliste.
