Culture
Gnaoua et Musiques du Monde : La vague de sons submerge la cité des alizés
Du 19 au 21 juin, la 26ème édition du Festival Gnaoua et Musiques du Monde a fait d’Essaouira un phare où convergent les rythmes du monde. Plus de 300 000 âmes, portées par la pulsation tellurique du guembri, se sont fondues dans un océan de rythmes, où les courants du métissage tissent des constellations sonores. Dans cette cité battue par les alizés, la musique s’est muée en une étoile filante, éclairant les âmes d’une transe sans rivages.

Trois jours. Trois nuits. Une transe ininterrompue. Le 26ème Festival Gnaoua et Musiques du Monde a transformé la perle de l’Atlantique en un chaudron bouillonnant de rythmes, de rencontres et de ferveur. Plus de 300 000 âmes se sont abandonnées à cette kermesse jubilatoire, où le guembri dialogue avec l’oud, où les tambours sénégalais répondent aux riffs électriques. Ici, pas de chichi : la musique cogne, les corps vibrent, les frontières s’effacent. Cette année, le vent d’Essaouira n’a pas soufflé, il a rugi.
Jeudi 19 juin, 20h30. La place Moulay Hassan, baignée d’une lumière ocre, charnelle, s’embrase. Les mouettes stridentes et les vagues furieuses servent de prélude. La foule, déjà compacte, trépigne. Hamid El Kasri, maître incontesté du guembri, ouvre le bal avec la Compagnie Bakalama, Abir El Abed et Kya Loum. D’emblée, c’est l’incendie. L’apparition du «Kumpo», esprit dansant sénégalais drapé de fibres de rônier, fait basculer la soirée dans une autre dimension. Sa chorégraphie musclée, hypnotique, oblige la foule à se déhancher. Les chemises tombent, les corps s’électrisent. Les jeunes en baskets, les cadres en jeans : tous chavirent, chantent à tue-tête, dansent sans retenue. «Une foule qui s’abandonne, c’est ça, la magie d’Essaouira», lâchera plus tard un festivalier, les yeux encore brillants. Puis Houssam Gania et Marcus Gilmore prennent le relais, mêlant la complainte lancinante du guembri aux pulsations jazz d’une batterie habitée. Le ton est donné : ce festival sera un voyage, un grand huit émotionnel.
Et quand Majid Bekkas monte sur scène pour un final incandescent, c’est l’apothéose. «La fusion, c’est un échange équilibré, un apprentissage mutuel», confie l’artiste, dont l’album Joudour (Racines) porte haut les couleurs de l’afro-fusion marocaine, nourrie de désert blues et de soul. «Mes racines, ce sont celles de l’Afrique, du désert. C’est ce que je veux faire entendre».
La transe en héritage, le métissage en partage
Le Festival Gnaoua, c’est une philosophie : le métissage comme antidote à l’enfermement, comme une eau vive puisée entre deux roches. Cette année, les fusions ont atteint des sommets. Dhafer Youssef, oudiste tunisien à la quête universelle, a livré avec Maâlem Morad El Marjani un set d’une intensité mystique, où le oud, loin du cliché oriental, devient un passeur d’émotions brutes. «Mon rêve, c’est que le oud soit perçu comme un piano ou un saxophone : un instrument qui raconte l’humain», explique-t-il. «Sur scène, j’avais l’impression d’être au centre du monde. Les Marocains, avec le gnaoua, ont un cadeau du ciel». La foule, elle, n’a pas intellectualisé : elle a dansé, vibré, communié.
CKay, étoile nigériane de l’afrobeats, a fait chavirer une jeunesse connectée, cosmopolite. «Ce festival, c’est une exploration», confie l’auteur de Love Nwantiti. «La musique parle à l’âme, au-delà des barrières (…) Être ici, c’est vibrer avec cette énergie unique». De Ribab Fusion à Rokia Koné, en passant par Tiken Jah Fakoly et les révélations comme The Leila, chaque performance a ajouté une couche à ce mille-feuille musical, où le gnaoua dialogue avec le jazz, le blues ou l’électro.
Gnaoua coule à flots, le groove est au rendez-vous !
Samedi 21 juin, 23h. La médina est un labyrinthe de corps en mouvement. Impossible de se frayer un chemin vers la Zaouia Sidna Bilal, où Abdellah El Hommadi et Abdenbi El Meknassi offrent un concert intime, comme un cadeau d’adieu. Les ruelles débordent, les placettes suffoquent sous une foule bariolée : tignasses à la Bob Marley, nombrils à l’air, youyous stridents et refrains hurlés. «C’est plus qu’un festival, c’est une transe collective», glisse un cameraman, montrant ses clichés d’une jeunesse débridée, où les looks excentriques rivalisent avec l’énergie des Maâlems.
À 1h15, le duo Khalid Sansi-Cimafunk met le feu pour un baroud de fin. Deux heures plus tard, le rideau tombe, mais la fête continue. Dans les cafés, sur la plage, les festivaliers rejouent les moments forts, dissèquent les performances, de Maâlem Mohamed Boumezzough et son septet flamboyant à la grâce tellurique d’Asmaa Hamzaoui & Bnat Timbuktu.
Il serait vain de vouloir égrener chaque instant de grâce de cette édition, tant ils furent nombreux, vibrants, inoubliables. Impossible, pourtant, de ne pas saluer l’éclat des Maâlems qui ont porté l’art gnaoua à des sommets, tissant des dialogues audacieux avec des instrumentistes d’exception. Houssam Gania, Mohamed Boumezzough et Maâlema Asmaa Hamzaoui & Bnat Timbuktu, entre autres, ont relevé avec brio le défi d’entrelacer leurs rythmes profonds, puisés dans la terre, aux pulsations électriques d’autres univers, dans une alchimie aussi périlleuse que magistrale. «Le gnaoua, c’est une force vive, pas un musée», martèle un jeune Maâlem. Et il a raison : avec 55 concerts, 350 artistes de 14 pays et une foule de 300 000 âmes, cette édition a prouvé que le patrimoine est un élan, pas une relique.
Trois jours de délire bon enfant, de grâce aérienne, de rythmes qui pulsent comme un cœur battant. Le Festival Gnaoua 2025 n’a pas seulement célébré la musique : il a rappelé que le métissage est une force, que la culture est un pont, que le guembri peut faire danser le monde. «On était sur un nuage», halète un festivalier, encore groggy. Redescendre ? Hors de question. Rendez-vous en 2026, du 25 au 27 juin, pour remettre le couvert. Essaouira n’a pas fini de rugir.
Un laboratoire d’idées et de racines
Au-delà des scènes, le festival s’est fait agora. Le Forum des Droits Humains, sur le thème «Mobilités humaines et dynamiques culturelles», a vu des voix comme Véronique Tadjo ou Elia Suleiman interroger la création comme acte de résistance. La Chaire UM6P a offert un dialogue rare entre chercheurs et Maâlems, où les savoirs du corps ont croisé les mots savants. Le programme Berklee, avec ses 74 jeunes musiciens de 23 nationalités, a semé des graines pour l’avenir. Et partout, des concerts improvisés, des sons kurdes au Borj Bab Marrakech, du groove berbère sur la plage, ont transformé Essaouira en une ville-scène.
