Société
Droits de la femme : des lois libérales dans une société conservatrice
L’égalité homme-femme a gagné du terrain ces dix dernières années : nouveau code de la famille, réforme du code de la nationalité, levée des réserves sur les conventions internationales, parité consacrée dans la Constitution.

Il y a une année, jour pour jour, le 9 mars 2011, le Souverain prononçait un discours historique annonçant la nécessité d’une réforme constitutionnelle. Une aubaine pour les ONG de défense des droits de la femme qui sautèrent sur l’occasion pour faire entendre leur voix. Une semaine après ce discours, une vingtaine d’associations se regroupaient au sein d’une coalition baptisée «Printemps féministe pour l’égalité et la démocratie». Une revendication urgente : inscrire l’égalité hommes/femmes dans la Constitution et exiger la primauté des conventions internationales sur les règles nationales en la matière. Un mémorandum fut rapidement préparé et soumis à la future commission chargée de rédiger le nouveau texte constitutionnel. Les femmes eurent gain de cause. Dans son préambule, le texte suprême, voté le 30 juillet, affiche la couleur : «Egalité des chances, respect de la dignité humaine», «primauté des conventions internationales sur le droit interne du pays».
L’article 19 de cette Constitution va encore plus loin : «L’homme et la femme jouissent, à égalité, des droits et libertés à caractère civil, politique, économique, social, culturel et environnemental». Le même article, innovation importante, stipule que «l’Etat marocain œuvre à la réalisation de la parité entre les hommes et les femmes», avant d’appeler à la création d’une «Autorité pour la parité et la lutte contre toutes formes de discrimination». Le monde féministe est aux anges, mais reste, toutefois, sur ses gardes : en matière juridique, il sait que le Maroc a fait des avancées notables pour garantir depuis au moins une décennie aux femmes leurs droits sans pour autant que cela ne signifie grand-chose.
Car, dans la pratique, on est loin de l’esprit des textes. La première et grande surprise a été l’insignifiante représentation de la gente féminine dans le premier gouvernement de l’ère de la nouvelle Constitution. De quoi faire réagir le mouvement féministe marocain ! «C’est une méprise pour la femme, pour tout le Maroc en fait. On ne peut pas laisser le gouvernement bafouer les droits des femmes et violer les dispositions de la Constitution», scandaient, le 20 février dernier, des femmes venues de tout le pays manifester devant le Parlement à Rabat, à l’appel du «Réseau femmes solidaires» et de «la Ligue démocratique des droits des femmes (LDDF)».
Droits d’accès aux postes de responsabilité, droit à un salaire égal à celui des hommes…
Ce jour-là, la présidente de la LDDF, dans une déclaration à la presse, résume ainsi les revendications : droit à la propriété et à la terre non reconnu aux femmes soulaliyates, droit à la scolarisation des petites filles, droit à la santé des mères, droit d’accéder aux postes de responsabilité, droit à un salaire égal à celui des hommes, «surtout lorsque l’on sait qu’à compétence égale, le salaire des femmes est inférieur de 25% à celui des hommes. Nous refusons le mariage des petites filles de 11, 12, et 13 ans, qui n’a rien d’un mariage mais s’apparente plutôt au viol. Nous sommes venues enfin rappeler à l’Exécutif en place que deux Marocaines sur trois sont victimes de violence et que 6 millions de femmes sont exposées au fléau de la violence conjugale». Tout un programme… Mais cette moitié vide du verre existait bien avant l’arrivée du gouvernement dirigé par le PJD, et aucun de ses prédécesseurs n’a pu apporter une solution aux discriminations réelles vécues par les femmes sur le terrain. Le parti de Benkirane a même été sensible à certaines revendications féminines, lorsqu’il était dans l’opposition.
C’est le cas de la mise en œuvre du Fonds d’entraide familiale (FEF), restée lettre morte depuis 2004 (date d’entrée en vigueur du nouveau Code de la famille), et qui vient d’être décrétée à la fin du mois de février dernier. Doté de 160 millions de dirhams, ce fonds est désormais opérationnel, une convention ayant même été signée par Mustapha Ramid et Nizar Baraka, respectivement ministre de la justice et des libertés, et ministre de l’économie et des finances, pour mettre ce fonds en chantier (voir encadré).
Il faut reconnaître par ailleurs que le Maroc, en l’espace d’une décennie, s’est sensiblement réconcilié avec ses femmes, de l’aveu même des ONG qui défendent cette cause. Quatre principales dates méritent à ce titre d’être citées
Janvier 2004 : entrée en vigueur du nouveau code de la famille. Le texte rompt avec le conservatisme du passé : abolition de la notion de «attaâ» (l’obéissance), droit de la femme à demander le divorce, à se marier sans l’obligation d’avoir l’accord d’un tuteur, conditions draconiennes à l’égard de la polygamie et au mariage des mineurs de moins de 18 ans… Toutes ces avancées sont considérées comme exceptionnelles dans le monde arabo-musulman.
Janvier 2007 : réforme de l’article 6 du code de la nationalité. L’enfant né de père étranger et de mère marocaine a droit, depuis cette date, à la nationalité marocaine, avec son cortège de droits que confère la loi à tout Marocain. Une seule condition est posée : le mari étranger doit être aussi de confession musulmane, conformément au code de la famille.
Décembre 2008 : levée par le Maroc de toute réserve sur la Convention internationale contre toute forme de discrimination à l’égard des femmes. Cela dit, en matière d’emploi, d’importants progrès ont été réalisés, avec l’institution du principe «A travail égal, salaire égal». De nouvelles stratégies et politiques publiques voient aussi le jour, dont la stratégie nationale de lutte contre la violence, et l’approche genre des budgets de l’Etat.
Juillet 2011 : tout le travail entamé a été couronné par la constitutionnalisation de l’égalité homme/femme et l’institution d’un organisme de parité et de lutte contre toute forme de discrimination à l’égard des femmes.
Belles réformes à n’en pas douter, en l’espace d’un temps aussi court, sauf que leur concrétisation sur le terrain «laisse à désirer». Le ministère du développement social, de la famille et de la solidarité, dans le rapport du «Budget genre» qu’il a présenté en décembre lors du débat sur la Loi de finances 2011, avait mis le doigt sur ce qui n’allait pas.
Les mentalités ne suivent pas, les juges appliqueraient mal la loi
«…Le rôle des femmes, dans tous les espaces, est devenu plus visible et plus valorisé. Cependant, l’objectif d’égalité des sexes est encore contrarié par les difficultés reliées principalement à l’enseignement (fondamental, secondaire), surtout pour les filles rurales, et au chômage féminin qui reste structurellement plus élevé que le chômage masculin. Aussi, les femmes des milieux défavorisés sont plus exposées aux emplois précaires et mal rémunérées, surtout avec l’impact de la crise mondiale».
On est donc loin du compte, et bien que saluées par les ONG des droits de la femme, les réformes ont besoin d’être bien appliquées, ce qui n’est pas toujours le cas, sans parler d’autres réformes qui restent encore un sujet tabou dans la société marocaine.
Le code de la famille ? Les mentalités des juges censées appliquer la loi «demeurent patriarcales», fustige Fatima Zohra Chaoui, avocate et présidente de l’Association marocaine de lutte contre la violence. Un exemple, soutient-elle : «Il suffit qu’un juge de la Cour de cassation refuse la “moutâa” (compensation) à la femme en cas de divorce par discorde pour que des juges lui emboîtent le pas, dans d’autres affaires. C’est injuste et illégal». Pour elle, l’appareil judiciaire ne s’est pas encore imprégné de la philosophie et de l’esprit du nouveau code de la famille pour mieux l’appliquer. Mais certains hommes se plaignent aussi de juges trop complaisants à l’égard des femmes lors de la prononciation d’un divorce : compensation (moutâa) exorbitante, en plus de la pension alimentaire (voir «Divorce : la moutâa, la pension… et les crédits»).
La réforme de l’article 6 du code de la nationalité ? «Elle était nécessaire, mais pourquoi une femme doit-t-elle formuler une demande de nationalité pour son fils né d’un père étranger, alors qu’elle est automatique quand il s’agit d’un homme marié à une étrangère ?», se demande la même avocate.
Quant à la levée par le Maroc de ses réserves sur la Convention internationale contre toute forme de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), cette levée n’a en fait touché que les deux articles de cette convention relatifs à l’octroi de la nationalité à l’enfant né d’un père étranger, et à la coresponsabilité des époux, puisque sur ces deux questions, la législation interne s’est déjà prononcée. Quid des autres discriminations ? En filigrane, lever toutes les réserves à l’égard de cette convention internationale laissera comprendre que même dans le partage de l’héritage il y aura égalité entre les deux sexes ; et la femme musulmane pourra se marier à un non-musulman !
Le Maroc officiel acceptera-t-il cela, de surcroît avec un gouvernement dirigé par des islamistes ? Si le Maroc est logique avec lui-même, et conforme aux lois qu’il édicte, dont la nouvelle Constitution qui fait jouir «l’homme et la femme, à égalité, des droits et libertés à caractère civil, politique, économique, social, culturel et environnemental», il serait absurde que «l’héritage et le mariage ne soient pas concernés aussi», s’étonne ce militant des droits de l’homme.
Et le droit de disposer de son corps pour la femme comme elle l’entend, autrement dit le droit à l’avortement ? Et la dépénalisation des relations sexuelles hors mariage ?
Deux autres questions qu’évoquent nombre de femmes (et même d’hommes) jalouses de cette égalité. Maintenant il y a urgence, conclut Amina Lotfi, présidente nationale par intérim de l’ADFM : «Mettre en place dans les meilleurs délais, comme le stipule la Constitution, l’autorité pour la parité et la lutte contre les discriminations et la doter de moyens humains et financiers lui permettant de remplir pleinement son mandat».
