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Idées

Le secret en cinémascoop

Pour une fois, la première puissance du monde, qui a mis toute la terre sous des caméras de surveillance, est observée comme au cinéma, en contrechamp par ceux qu’elle a filmés. Les caméras se sont retournés sur l’opérateur et révélé les coulisses d’un pouvoir aux aguets. Et comme pour de nombreux films, vous avez ceux qui ont apprécié et ceux qui trouvent la production et le scénario nuls et non avenus.

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Le feuilleton du site Wikileaks continue de livrer au quotidien son lot de révélations par épisode. Cette fin d’automne sonne peut-être la fin d’une saison, mais au vu du stock remontant à la moitié des années 60, nul doute que la saison II promet d’être tout aussi grosse de révélations plus ou moins surprenantes. Pour l’heure, seule l’actualité attise la curiosité des médias, ce qui est normal pour une profession dont ceux qui l’exercent sont qualifiés d’historiens du présent. Les autres historiens attendent leur pitance pour recouper leurs documents, occuper leur temps et, espèrent-ils, combler les blancs de l’histoire contemporaine, mais néanmoins du siècle dernier. Le XXe siècle, aurait dit Malraux, sera spirituel ou ne sera pas. Tu parles ! Pour l’instant, il aura été copié/collé et communicable à souhait.

Ce qui est intéressant dans cette nouvelle série américaine depuis la saison I, c’est sa parenté avec un scénario de télé plus ou moins structuré. Il y a d’abord au niveau du casting un protagoniste aux allures de jeune premier, propre sur lui et dont le patronyme est résolument romanesque : Julian Assange. Ce héros fugitif va être, avant sa récente reddition, traqué, plus que le Mollah Omar sur sa Mobylette, par toutes les polices et services de contre-espionnage alors qu’il est accusé de crime sexuel commis sur deux jeunes Suédoises. Mais même l’acte d’accusation ne fait état que d’une histoire de préservatif, probablement de mauvaise qualité, qui aurait accidentellement éclaté. Bref, le tragique et le loufoque se mêlent et donnent à cette séquence une dimension ironique que n’aurait pas reniée Woody Allen, lorsqu’il est mal inspiré. Puis comme second rôle, on a un jeune soldat américain qui a enregistré, le doigt dans le nez (ou le Net ), sur un simple CD de Lady Gaga, toutes les révélations et la matière qui ont donné lieu à cette dramaturgie. Un clic et puis s’en vont les télégrammes et autres câbles diplomatiques chargés de bavardages et de chuchotements tombés  dans de longues oreilles indiscrètes. Tout cela a mis nombre de chancelleries en émoi, le Département américain en mode parano et les médias en furie. Tout le monde s’est hâté de vérifier sur document ce qu’il aurait dit ou ce qu’on lui aurait fait dire. Et c’est ainsi que, pour une fois, la première puissance du monde, qui a mis toute la Terre sous des caméras de surveillance, est observée comme au cinéma, en contrechamp par ceux qu’elle a filmés. Les caméras se sont retournés sur l’opérateur et révélé les coulisses d’un pouvoir aux aguets. Et comme pour de nombreux films, vous avez ceux qui ont apprécié et ceux qui trouvent la production et le scénario nuls et non avenus. Sans compter les grands sceptiques qui ne voient là qu’une autre supercherie montée comme une fiction dans la fiction, une mise en abyme scénarisée, produite et distribuée par l’Amérique. Bref, une de ses storytelling dont les gouvernements américains maîtrisent les ficelles du début jusqu’au climax sans en connaître la fin et les conséquences. Les fins ouvertes, c’est bien connu, sont souvent privilégiées par les scénaristes inconséquents.

Ainsi donc, tout le monde est invité au banquet des médisants et chacun y picore ce qui lui convient. Les puissants n’ont plus de secret et réciproquement, serait-on tenté de dire,  car tout est dans tout. La morale de cette histoire si tant est qu’elle en ait une ? On a beau chercher, on n’en voit pas pointer l’ombre d’une éthique dans ce scénario échevelé. Chacun défend ses intérêts selon les moyens dont il dispose et la puissance dont il se prévaut. Ainsi vont les choses dans les affaires du monde. S’étonnant de l’indignation et de la colère de certains dirigeants des grandes démocraties contre Wikileaks, le chroniqueur de Libération, Mathieu Lindon, dans «Vox populi», relève que lorsque Gorbatchev avait lancé son «Glasnost» (transparence) et son corollaire «Perestroïka», ces mêmes grandes démocraties s’en  sont toutes félicité et acclamé le courage du président soviétique. Toutes les vérités ne sont donc pas bonnes à dire ? Vaste débat sur les médias et la transparence qu’on peut continuer intelligemment avec Jean Lacouture dans un livre d’entretiens publié en 2005 : Eloge du secret (Editions Labor, Collection Traces). En avant-goût, cette phrase prise au hasard : «Un monde se définit par la qualité de secrets qu’il est capable de préserver sans porter atteinte à la liberté».
   
Restons dans les choses de l’intelligence et laissons aux philosophes le dernier mot afin de mettre du sens là où il n’y a qu’incohérence, babillage  et autant en emporte le vent. Dans Généalogie de la morale (Première dissertation, intitulée Bon et méchants, Bons et mauvais, chapitre 14) Nietzsche demande prophétiquement dans un dialogue: «Quelqu’un veut-il plonger un instant le regard dans le secret où se fabriquent les idéaux terrestres ? Qui en a le courage ? …Allons ! Ici l’on a vue sur cette ténébreuse officine. Attendez encore un instant Monsieur le Curieux et le Téméraire : que vos yeux s’accoutument à cette lumière fausse et chatoyante… bien, c’est assez ! Partez maintenant ! Que se passe-t-il là-dedans ? Dites ce que vous voyez, homme de la curiosité la plus dangereuse- à présent c’est moi qui écoute…».