Affaires
Maroc : ces pratiques des grandes surfaces décriées par leurs fournisseurs
Référencement du fournisseur et des produits, contribution à l’effort commercial ou d’investissement, ils doivent payer une foule de commissions.
Des ristournes et promotions sont imposées contractuellement ou parfois à l’insu du fournisseur.
Pénalités pour retards de livraison ou factures non conformes et délais de règlement trop longs.
Les distributeurs donnent leurs arguments.

Cinquante hypermarchés et supermarchés, 20 hectares en surface de vente, 10 000 emplois et 10 milliards de DH de chiffre d’affaires…, ce sont les principaux indicateurs de la grande distribution au Maroc à fin 2008 et l’essor connu par ce canal va croissant à voir les prévisions d’ouverture de nouvelles surfaces pour les enseignes installées au Maroc. Il faut que l’urbanisation et le changement des habitudes de consommation promettent un potentiel de développement non négligeable à la grande distribution qui, aujourd’hui, ne mobilise que 11% du volume global des ventes réalisées par le secteur du commerce chaque année. Marjane, Acima, Label Vie, Asswak Assalam et plus récemment Bim… Aujourd’hui ne pas voir ses produits référencés chez les enseignes constitue un handicap pour bon nombre de producteurs locaux et d’importateurs, ne serait-ce que pour le prestige pour certains, question de survie commerciale pour d’autres. C’est sans doute la raison pour laquelle les très nombreux témoignages que nous avons recueillis se sont tous faits sous couvert d’anonymat. Les fournisseurs ne veulent pas se mettre à dos les grandes surfaces ! De même, dans un souci de ne pas être injuste, envers telle ou telle enseigne, nous avons volontairement évité de les pointer du doigt nominativement, sachant que des pratiques peuvent se retrouver chez les uns et pas les autres ou être communes à plusieurs. Nous avons également veillé à donner la parole à ceux parmi les représentants de la grande distribution qui ont bien voulu répondre.
Payer pour chaque produit et dans chaque magasin chaque année !
Aujourd’hui, quand on est fournisseur d’une enseigne de grande distribution, il faut véritablement s’armer de patience tellement les pratiques imposées sont contraignantes surtout financièrement. Bien entendu, tout ou presque est parfaitement légal, fait sur la base de contrats d’accords commerciaux. Rapports de force inégal obligent, le contrat est standard et très contraignant.
Tout commence donc par le référencement. C’est l’action qui consiste à faire entrer un fournisseur ou un produit dans le rayonnage de la grande surface. Et qui dit référencement, dit bien sûr des droits d’entrée qui sont chers. Le prix à payer pour être référencé est fixé en fonction du produit et de l’importance du client. A ce stade déjà, une nuance. Quand un opérateur accède pour la première fois au statut de fournisseur de la grande surface, il paie un droit qui comprend les frais d’ouverture de dossier qui peuvent aller de 1 000 à 3 500 DH. Un montant qu’il paiera, chaque année, pour contribuer aux frais de gestion administrative pour la tenue de son compte exactement comme dans une banque. Mais, il n’y a pas que cela. Référencer l’entreprise est une chose. Le faire pour ses produits en est une autre, qui coûte également en espèces sonnantes et trébuchantes. Dans un des contrats consultés par La Vie éco, l’entreprise, dont une quarantaine de produits sont disponibles en grande surface, doit payer pour chacun d’entre eux 400 DH par an et par magasin. Pour une autre enseigne, le même fournisseur se voit réclamer 200 DH par produit, par magasin et par an. En prenant une moyenne de 300 DH et en considérant que l’entreprise qui a 40 produits fournissait à fin 2008 les 50 magasins de toutes les enseignes, elle devra s’acquitter annuellement de 600 000 DH de frais de référencement. Lourd…
Mieux (ou pire), un produit référencé n’est pas encore synonyme de vente ! «Depuis deux ans, s’étonne un fournisseur, nous devons payer chaque année, en plus du référencement, un droit supplémentaire aux grandes surfaces pour, disent-elles, maintenir nos produits dans leurs rayons». Des droits annuels qui peuvent aller, selon les enseignes, de 50 à 400 DH par article et par magasin.
Une fois le fournisseur et le produit référencé, la relation est officialisée par un accord commercial qui est renouvelé chaque année. Etre référencé n’est donc pas acquis à vie. Loin s’en faut, car non seulement chaque année le fournisseur doit renégocier son contrat mais, en plus, il arrive que les responsables d’une enseigne décident en cours de chemin de «déréférencer» le produit. «C’est une arme que détiennent les grandes surfaces et qu’elles utilisent parfois pour des raisons fondées mais parfois comme carte dans les négociations», confie le patron d’une entreprise. C’est, en fait, la carte la plus redoutable car elle peut servir pour différentes raisons. Au moment de négocier le contrat mais également quand les relations se compliquent avec «des fournisseurs qui contestent trop», explique un des fournisseurs. De telles pratiques, bien que difficiles à prouver, sont signalées par des fournisseurs et confirmées par des employés exerçant dans les magasins de certaines enseignes.
Un rayon à remodeler ? Le fournisseur participe
Pour éviter d’être déréférencé, il ne faut pas trop contester… et se plier aux clauses du contrat dont beaucoup sont synonymes de décaissement de frais supplémentaires. L’une qui revient le plus dans les propos des fournisseurs est la contribution à l’ouverture de nouveaux magasins, l’extension d’anciens ou, tout simplement, le réaménagement de rayons. «Quand nous faisons du remodeling de rayons, nous demandons, en effet, aux fournisseurs concernés par ce rayon de contribuer et c’est une pratique universelle», explique le directeur d’une grande surface. Qu’à cela ne tienne mais la contribution peut être lourde. La preuve : dans un contrat commercial liant un industriel à une des enseignes de grande distribution -dont La Vie éco a eu copie- il est stipulé, en effet, que le fournisseur doit payer à l’enseigne 5% de son chiffre d’affaires hors taxes à chaque fois que cette dernière ouvrira un nouveau magasin ou en agrandira un ancien. Pour une autre enseigne, cette contribution est forfaitisée et peut aller de 1 500 à 5 000 DH par fournisseur.
Fêtes, vacances, rentrée scolaire…, des promos imposées
Autre contrainte à supporter par les fournisseurs, le casse-tête du prix. En toute logique, une marge connue et convenue devrait régir les rapports, si bien que les entreprises sont théoriquement en mesure de déterminer leurs recettes…, sauf que ce n’est pas aussi simple. La raison en est la multitude de remises et de ristournes imposées par les grands distributeurs et qui met les fournisseurs devant le dilemme de fixer un juste prix pour rester compétitifs tout en préservant les marges. «Les prix imposés par les grandes surfaces sont alignés sur ceux des grossistes.Or avec ces derniers mes coûts de distribution sont nettement inférieurs», explique un industriel. Démonstration : quand il distribue chez les grossistes, le fournisseur supporte un coût de 2 à 3% de son chiffre d’affaires contre un coût qui peut approcher les 15% voire plus pour les grandes surfaces. Pourquoi ? Parce que tout simplement dans les fameux contrats annuels, les grandes surfaces imposent des ristournes et remises de tout genre. Exemple pris de cet industriel qui doit, à la fin de chaque année, accorder à une enseigne une «ristourne inconditionnelle» de 7 à 10% sur le chiffre d’affaires réalisé durant l’année dans tous les magasins.
Et les occasions pour procéder à d’autres remises sont nombreuses : rentrée scolaire, fêtes religieuses, fin d’année. En dehors de ces opérations, il y a aussi des campagnes exceptionnelles et non prévues pour lesquelles les fournisseurs sont encore une fois sollicités. «De temps à autre, on reçoit une note de débit où on apprend que le distributeur a déduit du montant de la facture une contribution à une campagne promotionnelle ou de marketing quelconque», s’indigne un autre gérant de PME. Les prélèvements à la source sont en fait une pratique courante. «Il nous arrive de recevoir une facture où le prix de vente d’un produit a subi une remise sans qu’on nous prévienne», ironise un fournisseur.
Ce n’est pas tout. Les fournisseurs doivent également casquer pour les opérations promotionnelles, «trop souvent imposées par les grandes surface», s’étrangle un chef d’entreprise. Cela peut aller de 5 à 10% du chiffre d’affaires selon les contrats, les enseignes et l’importance du fournisseur. Un des fournisseurs contactés par La Vie éco affirme payer chaque trimestre près de 200 000 DH rien que pour cette clause appelée communément «accord de coopération commerciale» dans le jargon des grands distributeurs.
Distributeurs : « Rien n’oblige le fournisseur à signer un contrat avec nous ! »
Du côté de la grande distribution, les contre-arguments ne manquent pas. Pour Riad Aissaoui, directeur général adjoint de Label’Vie, «tous ces fournisseurs ont signé des contrats avec nous et personne ne les a obligés à le faire». Et de poursuivre que, finalement, «c’est le fournisseur qui bénéficie en premier lieu de ces activités car sur une marge de 50%, par exemple, 40% vont aux fournisseurs et 10% seulement vont aux distributeurs. Alors qu’en Europe, les distributeurs bénéficient de 40% et les fournisseurs de 10%». Pour lui donc, l’argument des fournisseurs relatifs au laminage des marges ne tient pas. La même position est adoptée par Ammar Zigh, DG d’Aswak Assalam, pour qui les choses sont claires : «Les contrats signés avec les fournisseurs identifient clairement les prestations de collaboration et stipulent un accord de coopération qui rémunère les services rendus au fournisseur par Aswak Assalam en matière de distribution commerciale».
Il est vrai que ces contributions aux opérations marketing et de merchandising, appelées aussi «marges arrières», sont pratiquées universellement, mais, en cumulé, leur impact sur les marges de vente est non négligeable, tout comme sont significatifs d’autres frais insoupçonnés. Contrat à l’appui, un opérateur nous explique par exemple qu’une enseigne lui fait payer des pénalités pour cause de rupture de stocks ou de non-livraison à date. Explication chiffrée : si le fournisseur, censé livrer une quantité de 100 par exemple, n’en a livré finalement que 70, même dans les délais, le distributeur, pour calculer les montants des ristournes, des différents frais commerciaux et des frais de gestion, appliquera ses taux sur une base de 100 et non pas de 70. Résultat : le fournisseur paiera donc sur la base de volumes supérieurs à ce qui a été acheté. Autre exemple, un autre fournisseur se voit appliquer une pénalité de 20% sur la valeur de toute commande non-livrée. Le plus étonnant est le témoignage livré par ce fabricant d’agroalimentaire : «On vous appelle pour livrer une quantité de 200 à tel magasin, si vous n’avez que 150 en stock, vous êtes pénalisé».
Pour le directeur général adjoint de Label’Vie, les pénalités pour rupture de stock sont parfaitement justifiées. «Notre hantise c’est la rupture de stock. Cela exige célérité et rigueur vis-à-vis des fournisseurs. Notre ennemi c’est le fournisseur irrégulier. C’est notre image qui est en jeu». Le DG d’Aswak Assalam reconnaît que pour garantir le meilleur service au consommateur, «nos contrats commerciaux signés avec les fournisseurs comportent en effet une clause de retard de livraison» mais insiste sur le fait que «les pénalités de retard ne sont jamais facturées au regard des problèmes logistiques dans notre pays». Un point de vue que contestent les fournisseurs.
Des factures refusées et des pénalités à payer en plus !
La rigueur de la gestion de milliers d’articles et de cycles de livraison très courts impose aussi aux grandes surfaces d’être très regardantes sur la gestion de la facturation. Certaines d’entre elles sont même allées jusqu’à instaurer des pénalités de litiges. On peut ainsi lire sur le contrat d’un fournisseur qu’il «s’engage à respecter la facturation aux tarifs convenus et qu’une pénalité de 10 000 DH lui sera appliquée chaque trimestre si le nombre de factures litigieuses dépasse 30% du nombre total des factures déposées». Or, comme l’expliquent beaucoup de fournisseurs, les problèmes de facturation sont très souvent le fait des services administratifs des grandes surfaces eux-mêmes. Certains d’entre eux expliquent que, «très souvent, les factures objet de litiges sont des factures que nous contestons parce qu’elles contiennent des erreurs sur les montants ou des sommes prélevées à tort».
Enfin, dernier problème et non des moindres, celui des retards de règlement de la part d’une filière dont l’essentiel du chiffre d’affaires est réalisé en cash. «Comment en même temps les grands distributeurs peuvent imposer une multitude de contraintes aux founisseurs tout en se donnant la liberté de dépasser les délais de paiement convenus». La question des délais de paiement, et c’est connu, obéit à un rapport de force, en l’absence d’une réglementation sur le sujet. Hammad Kessal, industriel spécialisé dans l’agroalimentaire et lui-même fournisseur de grandes surfaces, en sait quelque chose puisqu’il avait fait de la question un des volets de son action au temps où il était à la tête de la Fédération des PME-PMI. Selon lui, le délai de paiement est en moyenne de 120 jours, alors que généralement les contrats parlent de 90 jours. Un autre fournisseur dont le contrat stipule un délai de règlement de 90 jours fin de mois évoque, lui, un délai de paiement de 150 jours, soit deux mois de retard !
En réponse à cela, chez Label’Vie, on reconnaît qu’il y a des petits problèmes mais sont inhérents à l’activité de la grande distribution. «Nous traitons avec 800 fournisseurs dont certains nous livrent chaque jour et d’autres au moins une fois par semaine. Imaginez donc le volume qu’on traite chaque jour. Avec 500 bons de commandes, 500 dossiers et autant de factures par jour, nous ne sommes pas à l’abri des retards et des erreurs. Notre service de facturation compte 22 personnes dont la mission consiste à rapprocher les bons de réception avec les livraisons et le traitement de chaque dossier prend 3 à 4 heures pour chacun des employés». Pour ce qui est des factures en retard de paiement, «il s’agit du cumul des frais relatifs aux marges arrières et de la coopération qu’ils n’ont pas payés et que nous prélevons à la source», souligne M. El Aïssaoui qui explique d’ailleurs que le volume des retard de paiement ne dépasse pas 1% de la facturation globale du groupe. Pour le patron d’Aswak Assalam, «les retards de paiement sont souvent la conséquence de litiges et surtout d’incompatibilités entre les systèmes d’information».
