Idées
"La sensation du sol"
Chronique de Hinde TAARJI

Ce souvenir remonte à ma jeunesse, pourtant il ne m’a jamais quitté. Il renvoie en effet à ma première expérimentation de cette chose fondamentale, mais que l’on tend à oublier, que rien n’est acquis à jamais. Ou plutôt que tout, même ce qui semble le plus élémentaire, peut vous être dérobé en un instant. Ainsi, marcher, courir, voir, sentir, toutes ces choses que l’on fait machinalement quand on a la chance d’être bien portant, font partie de ces cadeaux de la vie dont on ne mesure le vrai prix que le jour où l’on en est privé.
A 19 ans, jeune étudiante, je me suis fracturée le fémur. Cette fracture, dont la réduction passe par une intervention chirurgicale, m’a valu de rester clouée au lit à l’hôpital pendant plusieurs semaines. Etonnamment, mais sans doute était-ce le fait de la jeunesse, je vécus plutôt bien cette expérience. J’étais hospitalisée dans un pays étranger où je n’avais pas encore d’attaches, les miens étaient loin et, pourtant, il ne me reste en mémoire de cette période que les moments sympathiques. Et le souvenir qui suit.
Opérée dans une clinique bruxelloise, je me suis retrouvée à partager une grande salle commune, avec cinq autres personnes. Cette situation aurait pu être désagréable : elle ne le fut pas grâce à la présence de deux autres jeunes filles avec lesquelles le courant s’est immédiatement établi. Elles souffraient aussi de fractures consécutives à un accident de la circulation. Les autres occupantes de la salle, des vieilles dames, venaient et repartaient au bout de quelques jours alors que nous devions attendre que nos os se ressoudent. Alors, bien sûr, la parole circulait constamment de lit à lit. C’est ainsi qu’un matin, Claude, dont l’os du fémur avait été cassé en plusieurs morceaux, nous interpella, l’autre jeune fille et moi, tout excitée :
– Ecoutez les filles, nous dit-elle, je viens de découvrir un truc formidable.
– Tiens donc, lui a-t-on répondu, un peu sceptiques. C’est quoi ton truc formidable ?
– «La sensation du sol !». C’est génial ! Tu t’avances vers le bord du lit, tu sors ta jambe valide, tu appuies ton pied contre le sol et tu te redresses ! Vous verrez, c’est formidable !
Aussitôt dit, aussitôt fait. Pendant que Claude faisait le guet, nous suivîmes ses instructions pour découvrir et goûter cette fameuse «sensation du sol». L’exercice devait être exécuté avec précaution en raison de nos fractures respectives mais, effectivement, quelle sensation exquise ce fut que de reposer un pied au sol et de se redresser comme si on était debout ! Pour simple qu’il fût, ce mouvement était épuisant pour des personnes alitées depuis plusieurs semaines mais que de plaisir il nous procura alors ! Ce jour-là, je compris le bonheur d’un corps en bon état de fonctionnement.
La morale de cette histoire est qu’il ne faut pas attendre d’être malade pour apprécier d’être en bonne santé. Qu’il ne faut pas attendre de perdre les êtres que l’on aime pour réaliser combien ils nous sont indispensables. Parmi les enseignements majeurs à inculquer aux enfants, il y a celui-ci : apprendre à distinguer l’essentiel du superflu. Or le drame de nombreuses personnes réside justement dans leur incapacité à distinguer l’un de l’autre. Cette chose magnifique qui s’appelle «el qanaâ» caractérise une certaine manière d’appréhender la vie que l’on retrouvait beaucoup chez nos parents. Aujourd’hui, on aurait plutôt tendance à l’associer à un «manque d’ambition». Pourtant, savoir apprécier ce que l’on a ne signifie nullement s’interdire d’aller de l’avant.
