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Culture

Le conte, une tradition orale en voie d’extinction

A l’occasion de la journée mondiale du conte, célébrée brillamment, samedi 28 mars, à  la Villa des Arts
de Casablanca, il est aujourd’hui opportun de faire l’état des lieux du conte au Maroc.
D’emblée, tout porte
à  croire que cette tradition orale se maintient sous perfusion, sans espoir en des lendemains cléments.

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Kan ya ma kan, hetta kan lahbaq wa soussan fhjer nbi lâadnan» («il était jadis du basilic et du lys posés dans le giron du Prophète»). C’est par cette formule rituelle que les parents ou les grands-parents entonnaient leurs contes adressés aux enfants pendant que ceux-ci attendaient le passage du «marchand de sable». C’étaient essentiellement des récits peuplés de fées, de sorcières, de géants, d’ogres et de dragons.

Une théorie admise fait remonter le conte à la nuit des temps
Conter est l’inclination humaine la mieux partagée. Dans les prières, on récite ces paraboles édifiantes dont abondent les livres sacrés; à l’école, on apprend des fables moralisatrices; sur le palier, on se raconte ses petites histoires entre voisins; dans les lieux de convivialité, on meuble son ennui de ragots, potins et cancans; les journaux font leur beurre de faits divers et les enfants aiment à faire distraire leurs couchers anxieux de contes. Il faut croire qu’il y a un lien gémellaire entre le récit et la vie, ou pour reprendre la formule de l’écrivain japonais Kenzaburo De, auteur de M/T et l’histoire des merveilles de la forêt, «vivre, c’est raconter, raconter c’est vivre».
De l’ensemble des modes d’expression narrative, le conte se dégage, d’abord en vertu de sa présence historique. Une théorie communément acceptée le fait remonter à la nuit des temps, c’est-à-dire aux Indo-Européens.
Ce qui suppose une étonnante capacité d’adaptation, renvoyant à la permanence – et à l’invariance au long de l’histoire humaine – de traits psychiques fondamentaux. Les structuralistes, eux, dans la lignée des travaux du folkloriste russe, Vladimir Propp (Morphologie du conte, 1928), se sont employés à mettre en évidence, par-delà la diversité des formes narratives, des intrigues et des versions collectées, une commune structure : la foule innombrable des contes peut être ramenée à une collection de variables finalement analysées en termes d’écart par rapport à un patron unique.
Ce qui est frappant, c’est que les contes n’épousent pas seulement un moule narratif similaire, mais se ressemblent aussi par leur thématique, en dépit de la distance géographique. L’héroïsme, l’exaltation des valeurs chevaleresques, l’abnégation, la loyauté, la rouerie féminine; le triomphe du bien sur le mal sont récurrents dans les contes, sous tous les climats. Encore plus curieux, la similitude entre des contes par-delà les frontières culturelles. Au Maroc, des conteurs, qui n’ont pas accès à l’écrit, racontent des histoires qui s’apparentent à s’y méprendre à celles des Mille et une nuits. Et sans avoir fréquenté Grimm ou Perrault, les mamies bercent le sommeil de leurs petits-enfants de Haïna, réplique de Barbe bleue, de Khchiba bent Ôud, qui n’est pas sans évoquer Peau d’Ane, ou de Aïcha Rmida, version locale de Cendrillon.
La comédienne Latéfa Ahrare, qui n’hésite pas à troquer son habit de lumière contre le bâton du conteur, se souvient de ce jeu diurne : «Ça remonte à loin, mais je reste marquée par ces contes du temps de mon enfance. Aujourd’hui, quand j’aperçois une lumière parmi les ténèbres, je me dis immanquablement qu’une «ghoula» doit loger dans le lieu duquel elle jaillit». M.B., enseignant à la retraite, n’a pas eu droit aux contes de fées et ne s’en plaint pas : «Mon père, qui était un homme pieux, m’abreuvait de récits du Coran. Celui qui avait ma préférence concernait le Prophète Sidna Youssef. Sans doute parce que j’étais le benjamin un peu maltraité par ses frères. Cet auguste exemple me rassurait. Je pourrais, me disais-je, réussir mieux que mes frères».

Aux enfants étaient destinés des contes peuplés de fées et de monstres
La plupart des contes destinés aux enfants avaient une portée didactico-morale. Ainsi, la fable intitulée Lahnech ou lganfoud, dont la chute était accompagnée de cette mise en garde : «Introduire un ami chez la beauté qu’on aime est bien souvent une imprudence extrême, dont à loisir on se repent». Il s’en trouvait aussi qui étaient truffés de préjugés, essentiellement à l’endroit de la femme. Celle-ci y était dépeinte sous un jour peu reluisant. Elle serait inconstante, volage et viscéralement infidèle, si l’on se fie à l’image à la série de contes réunis sous le titre éloquent de Harb Nssa. «Voilà cent amants que j’ai eus jusqu’à ce jour, malgré la vigilance et les précautions de ce vilain génie qui ne me quitte pas. Il a beau m’enfermer dans une caisse de verre, et me tenir cachée au fond de la mer, je ne cesse pas de tromper ses soins. Vous voyez par là que quand une femme a formé un projet, il n’y a point de mari qui puisse en empêcher l’exécution. Les hommes feraient mieux de ne pas contraindre les femmes, ce serait le moyen de les rendre sages», se vantait l’épouse d’un génie devant les deux amants qu’elle venait d’ajouter à sa collection.

Geste épique et saga héroïque séduisaient les adultes
Quand les enfants se délectaient nuitamment de récits de créatures monstrueuses, leurs parents avaient une prédilection pour la geste épique et la saga héroïque. Afin d’en avoir leur content, ils se rendaient aux halqas, ces cercles sur les places publiques où officiaient musiciens, saltimbanques, bonimenteurs, charmeurs de serpents et conteurs. Ces derniers étaient les plus prisés en raison du caractère incommensurable de leur art. Par leurs prestations, ils démontraient qu’ils n’étaient pas des dépositaires passifs de la tradition qu’ils transmettaient, mais qu’ils innovaient cette dernière, l’adaptaient, et que par là ils construisaient le sens efficace de ce qu’ils racontaient. Certains sont entrés dans la légende tels Khlifa, l’ancien enchanteur des Carrières centrales de Casablanca; Cheikh Kbiri, conteur d’épopées à nul autre pareil; Belfaïda, regretté compagnon de Cherkaoui, «l’homme aux oiseaux». A l’exception de ce dernier, tous sont morts. Le conte en est inconsolablement orphelin. Il est heureux que des jeunes, très rares, il faut le souligner, aient repris leur flambeau. Al-Maqouri, par exemple, qui a hérité de Kbiri le talent de conter Al-Azaliyya. Grâce à lui, tous les soirs, sur la place Jemaâ el Fna, Antar Ibn Chaddad, qu’on avait laissé pour mort la veille, ressuscite. «De la geste du chevalier noir, le lien aux fanions et étendards, au drapeau et au calame, au glaive et au cheval, défenseur des Beni Abs Adnane, de Fizara et de Dihane, chevalier intrépide au cœur téméraire, vipère du lit de l’oued, flambeur sans feu, celui devant qui se sont prosternés les plus vaillants héros, en pleine bataille, virulent vainqueur de Noujeir fils des ogres, maître de Mourad et de Zaïd : Antar Ibn Chaddad» Par ce prélude, promesse d’estocs et de tailles, de rebondissements inouïs et de suspenses haletants, Al-Maqouri met de l’eau à la bouche aux auditeurs suspendus à ses lèvres.

Avec la disparition des «halqas», le cercle des conteurs se rétrécit
Mais le temps des contes de fée semble révolu, celui des conteurs compté. La spectacularité triomphale a fait ranger ogres et ogresses, méchants et bons, belles au bois dormant et princes charmants au magasin des vieux accessoires. Les «dadas» et les nounous ont d’autres chats à fouetter que de «dégrossir» les enfants à coup de contes à dormir debout. La folie bétonnante a eu raison de ces halqas qui égayaient le quotidien. Pour autant, le conte n’a pas dit son dernier mot. Il  tente de revenir à la vie par la voie de l’écrit. Les éditions Marsam, Yomad et Yanbou Al Kitab enrôlent des écrivains confirmés, tels Fouad Laroui, Abdellatif Laâbi ou Abdelhak Serhane, pour confectionner des contes. Ou encore des auteurs spécialisés dans le conte, à l’image de Sonia Ouajjou, Majid Al Amiri ou Ouadiaâ Bennis. Mieux, une maison du conte a été érigée il y a deux ans. Elle concocte épisodiquement des célèbrations du conte. L’effort est louable, mais il ne restitue pas à celui-ci son piment ni son sel, ces ingrédients auxquels l’accommodaient les mamies et les conteurs publics. Aïcha Rmida ne trouvera plus pantoufle à son pied… wou khraftna mchat maâ louad.