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Carrière

Quand les multinationales se «marocanisent»

Le nombre de Marocains à la tête des filiales de multinationales a doublé entre 2010 et 2022.
57% des DG de filiales de multinationales établies au Maroc sont marocains actuellement. Coût des profils locaux, développement de country managers, carnet d’adresses étoffé…

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Depuis plus d’une décennie, une marocanisation des postes de directeurs généraux s’est installée au sein des filiales de multinationales au Maroc. Une tendance de fond qui s’est amorcée dès la fin des années 2000 et qui s’est renforcée progressivement durant les années 2010. Preuve en est, le cabinet IBB Executive Search a mené une étude sur la tendance auprès de 152 filiales de multinationales établies au Maroc, couvrant la période de 2010 à 2022.

En janvier 2022, 57% des DG de filiales de multinationales établies au Maroc sont des Marocains et Marocaines, alors qu’ils n’étaient que 30% en 2010. Le nombre de Marocains à la tête des filiales de multinationales a doublé entre 2010 et 2022. En 2022, on dénombre 6 DG marocains pour 4 expatriés, tandis que l’on comptait 3 Marocains pour 7 expatriés en 2010.

Pour Abdelaziz Bennis, DG du cabinet IBB, «la tendance risque de se renforcer. Aujourd’hui, on est globalement sur du 60% Marocains et 40% expatriés. Je pense qu’on peut atteindre les 80-20 d’ici quelques années, sachant que la tendance à la marocanisation va aller beaucoup plus vite qu’avant».

Coût des profils locaux, développement de country managers, carnet d’adresses étoffé… Il faut dire que les dirigeants locaux présentent plusieurs atouts, selon l’enquête. Tout d’abord, le coût d’un dirigeant local. A compétences égales, le coût d’une recrue locale est plus compétitif que celui d’un expatrié. «Le coût d’un expatrié est 2 à 3 fois supérieur, car il comprend notamment des charges sociales élevées et des avantages en nature au titre de l’expatriation qui ne sont pas proposés en contrat local», note le DG d’IBB.

Autre tendance de fond, les multinationales tendent à créer des hub en mutualisant certaines fonctions au niveau régional pour favoriser l’émergence de «Country Managers» davantage concentrés sur l’activité locale.

De même que ces entreprises veulent assurer la stabilité et la continuité des activités en optant pour des profils locaux, car les départs fréquents d’expatriés créent souvent des ruptures. Autre atout, ils présentent également l’avantage d’avoir à leur actif un réseau élargi dans les sphères privées et institutionnelles. Le recours à des nationaux permet une meilleure compréhension des attentes des consommateurs plus exigeants et désireux de consommer davantage de produits «Made in Morocco» et, en dernier lieu, les dirigeants locaux maîtrisent parfaitement l’anglais et leur ouverture à la mobilité internationale facilite l’intégration des profils locaux.

Les firmes américaines ont été les pionnières dans la marocanisation

D’après l’étude, les multinationales américaines ont été pionnières quant à la marocanisation des postes, puisqu’en 2014 déjà les DG marocains étaient plus représentés que leurs homologues expatriés. En 2022, on compte près de 70% de DG marocains contre 30% d’expatriés. Les entreprises américaines ont amené la culture du «Country Manager» local disposant d’une plus grande proximité avec les clients locaux. Aussi, il est établi qu’elles ont rapidement mis la diversité et la méritocratie au centre de leur politique RH, permettant aux Marocains les plus talentueux d’être préparés assez tôt aux postes de DG de filiale et de région.

Les entreprises françaises poursuivent également cette tendance, sachant que le nombre de Marocains à la tête de filiales de multinationales françaises a doublé entre 2010 et 2022, passant de 26% à 56%. Ce n’est qu’en 2020 que le nombre de DG marocains a dépassé celui des expatriés.

Pour les multinationales d’autres pays, les DG expatriés restent encore majoritaires à ce jour. C’est le cas encore des firmes espagnoles, italiennes, allemandes, suisses et britanniques. En 2010, les DG de leurs filiales étaient à 96% des expatriés. En 2022, ils sont 58% expatriés et 42% marocains. Au regard de la nette augmentation des DG marocains, tout porte à croire qu’ils seront bientôt majoritaires. Le cas des multinationales asiatiques est identique. Depuis 2014, le rapport est stable : 55% sont expatriés et 45% sont marocains. Parmi les principales contraintes, on note notamment les différences culturelles, l’éloignement géographique et la forte centralisation de la prise de décision.

Le secteur IT avant-gardiste, les autres ont suivi durant ces trois dernières années

Par secteur d’activité, la majorité des entreprises du secteur IT/Telecoms est dirigée par des Marocains depuis 2010. Ce secteur a été avant-gardiste dans la nomination de Marocains à la tête de leurs filiales, car il est dominé par des entreprises américaines, avance l’étude. De plus, les compétences IT sont plutôt bien représentées au Maroc. S’ensuit le secteur financier qui commence à être dirigé davantage par des cadres locaux. La tendance ne s’est progressée qu’à partir de 2018. Alors qu’entre 2010 et 2017, on dénombrait 4 DG marocains pour 6 expatriés ; en 2022, il y a 7 DG marocains pour 3 expatriés. A noter aussi que les multinationales du secteur recherchent désormais des DG locaux introduits dans les milieux des affaires et dans la sphère publique.

Dans le secteur de la distribution de biens de consommation, l’inversion de la tendance s’est produite en 2019. Alors qu’on comptait encore 3 DG marocains pour 7 expatriés en 2010, on dénombre aujourd’hui 5 Marocains pour autant d’expatriés. La part des DG marocains à la tête de ces entreprises a presque doublé. Cela est notamment motivé par une volonté de mieux répondre aux attentes locales dans un Maroc pluriel (culture, éducation, langue…) dont les usages de consommation évoluent très rapidement.

Dans le secteur pharmaceutique, la situation s’est inversée en 2018. En 2010, on dénombrait 3 DG marocains pour 7 expatriés. Le rapport est aujourd’hui de 7 DG marocains pour 3 expatriés. La réduction des coûts et la recherche de proximité avec le marché local y ont contribué.

En revanche, la tendance s’est tardivement inversée dans les secteurs de la production d’énergie (2020) et de l’industrie automobile et aéronautique (2021). Dans l’énergie, le nombre de DG marocains a doublé entre 2010 et 2022, passant de 25% à 56%, alors que dans le secteur de l’industrie automobile et aéronautique, leur nombre est passé de 15% en 2010 à 51% en 2022.

La marocanisation tardive des postes de DG dans ces deux secteurs récents au Maroc s’explique par la durée nécessaire du transfert de compétences qu’il a fallu opérer pour préparer des DG locaux. Enfin, l’étude IBB conclut que la compétence est aujourd’hui mieux représentée au Maroc, dans tous les secteurs d’activité même si certains sont moins fournis que d’autres. Les Marocains ont acquis une expérience suffisante dans des multinationales de référence pour être nommés à leurs têtes. Le retour massif de la diaspora marocaine au cours des 20 dernières années a quelque part contribué également au renforcement du vivier de talents disponibles.

 

«L’augmentation des DG marocains se généralisera dans les années à venir, quelle que soit la nationalité des multinationales»

 

Questions à Abdelaziz Bennis

DG d’IBB Executive Search

 

  • La Vie éco : On assiste de plus en plus à la marocanisation des postes de DG à la tête des filiales de multinationales au Maroc, est-ce une tendance de fond qui s’installe ? A votre avis, va-t-elle s’accentuer davantage ?
  • C’est une tendance de fond qui a été amorcée autour de 2008. Depuis cette date, les expatriés nommés à la tête des filiales de multinationales au Maroc sont peu à peu remplacés par des Marocains et Marocaines dont les compétences sont largement reconnues. Notre étude démontre qu’en 2010, 70% des DG de multinationales étaient des expatriés, tandis qu’à fin janvier 2022, les nationaux sont devenus majoritaires, puisqu’ils représentent désormais 57% des tenants au poste. Alors que l’ascension était progressive depuis 2010, cette «marocanisation» est gelée depuis 2020 à cause de la crise sanitaire. Sans le contexte pandémique, tout porte à croire que les Marocains seraient autour de 65% à diriger les filiales de multinationales au Maroc. Le mouvement va donc s’accélérer dans les années à venir.

 

  • Ce changement de stratégie se justifie par plusieurs facteurs (coût du dirigeant marocain, expertise locale…). Selon vous, lequel revient le plus ?
  • En effet, la nomination croissante de Marocains à la tête de multinationales au Maroc est multifactorielle : compétences locales mieux étalonnées aux standards internationaux, coût moins important qu’un expatrié, proximité avec le consommateur local, carnet d’adresses, continuité et stabilité de la culture d’entreprise, fiabilité des reportings, évolution des hauts potentiels, proximité culturelle… Cependant, les facteurs compétences, coût et carnet d’adresses sont les motifs les plus plébiscités. A compétences égales, le coût d’un expatrié est 2 à 3 fois supérieur, car il comprend notamment des charges sociales élevées et des avantages en nature au titre de l’expatriation qui ne sont pas proposés en contrat local. S’agissant du carnet d’adresses, les multinationales cherchent à améliorer leur performance en embauchant des dirigeants ayant un réseau élargi dans les sphères privés et institutionnelles. En cela, il s’agit également d’accélérer leur développement dans un marché marocain où certaines barrières à l’entrée peuvent rester chronophages.

 

  • Certaines multinationales semblent résister encore à le faire. Finiront-elles par céder ?
  • Notre étude a révélé que les entreprises américaines ont été les premières à avoir inversé la tendance en 2014, suivies par les entreprises françaises en 2020. En revanche, les autres entreprises européennes (italiennes, allemandes, espagnoles…) restent encore majoritairement dirigées par des expatriés. S’il n’y avait pas eu la pandémie, elles auraient fort probablement emboîté le pas et tout porte à croire que l’augmentation du nombre de DG marocains se généralisera dans les années à venir, quelle que soit la nationalité des multinationales. En revanche, les entreprises asiatiques ne semblent pas encore prêtes à franchir ce cap. Les différences culturelles, l’éloignement géographique et la forte centralisation de leur mode de management expliqueraient notamment ce décalage. De plus, le mode de management asiatique a besoin de davantage de temps pour instaurer la confiance avec des cultures non asiatiques.