Culture
«Intimité», «Nous deux»… qu’est devenu le roman-photo ?
Né en Italie, développé en France, le roman-photo, objet du mépris souverain des beaux-esprits, connut son âge d’or dans les années 1950-60. La télévision a eu raison de ce pourvoyeur de rêves. Les ventes des magazines du cœur dégringolent, leurs lecteurs se font rares. Prétexte à un petit survol historique.

Les grands esprits le trouvaient gnangnan, pour ne pas dire cucul, se gaussaient de celles qui s’envoyaient en l’air sur les ailes de cet «opium pour midinettes», cette sous-littérature pour ménagères : le roman-photo. Jamais genre «littéraire» n’aura été aussi fustigé, éreinté, descendu en flammes. Il serait thématiquement indigent, intellectuellement au ras des pâquerettes, moralement dégoulinant de conformisme, idéologiquement au service de la réaction… Manifestement, Fabien Lecœuvre et Bruno Takodjerad n’ont pas été sensibles à cette attaque en règle, qui concoctèrent, en 1991, Les années roman-photo (Editions Veyrier, 295 p., 300 documents), la première (restée unique) histoire dédiée à ce genre pestiféré. A lire comme une défense et illustration d’un mode d’expression résolument populaire, qui faisait pleurer (et parfois rire) Margot.
«Amarti e Dirti Addio», premier roman-photo, avec la future Gina Lollobrigida
Sur la paternité du roman-photo ne plane pas l’ombre d’un doute : ce furent bien les Italiens qui conçurent cet hybride du roman-feuilleton et du cinéma du samedi soir. Il eut des ancêtres fameux, les «cinéromans», qui proposaient, dans les années vingt du siècle dernier, des suites de photographies extraites des films de l’époque. Il ne restait plus qu’à imaginer puis incruster des dialogues à même les photos et le tour fut joué. C’est ainsi que naquit le roman-photo au sein d’une famille aristocratique, les Del Duca. En effet, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les frères Alceo et Dominico Del Duca lancèrent un magazine hebdomadaire, Grand Hôtel. Le titre, emprunté au célèbre film éponyme (réalisé en 1932) de l’américain Edmund Goulding, annonçait luxe, faste et volupté. Le premier numéro vit le jour le 29 juin 1946. Au sommaire, des nouvelles, des romans dessinés et des romans tout court. Tout cela exhalait l’eau de rose, sentait la guimauve. Mais c’était une époque, à peine réveillée d’un cauchemar, où la tendresse était une denrée prisée, où la fleur bleue s’épanouissait, où la romance fleurissait. Grand Hôtel s’arracha comme des petits pains.
En 1950, les frères Del Duca eurent l’intelligence éditoriale d’inclure dans leur magazine un premier roman-photo : Amarti e dirti Addio (T’aimer et te dire adieu). Le récit très lacrymal fit pleurer dans les chaumières qui rêvaient d’une chaumière et d’un cœur. Les ventes s’envolèrent. En réalité, le tout-premier roman-photo parut en 1947 sous le titre Il Mio sogno (Mon rêve), avec, dans le rôle principal, une inconnue, Giana Lorris, qui allait devenir célèbre, grâce à ses lolos, sous le nom de Gina Lollobrigida. A l’image de celle-ci, beaucoup de stars italiennes allaient entamer leur carrière cinématographique par le biais du roman-photo. Sophia Loren, Laura Antonelli, Ornella Muti, excusez du peu!, en tâtèrent sans s’en offusquer.
Pour le plaisir de l’anecdote, rappelons que la poilante Ilona Staler, à l’époque bien moins dévêtue, n’hésitait pas, au mitan des années 1970, à afficher ses charmes dans le roman-photo. Par la suite, elle officia dans le film pornographique et, ceci n’expliquant nullement cela, devint un honorable député du Parlement italien, sous le patronyme de La Cicciolina.
Ainsi, le roman-photo servit de tremplin en Italie à des futurs majeurs. Les cinéastes n’étaient pas en reste. Domiano Dumiani réalisa un roman-photo pour la revue Bolero Film. Klaus Kinski, au début des années 1970, alors qu’il était au firmament, ne crachait pas sur le morceau. On pourrait en dire autant de nombreuses figures emblématiques du grand écran qui n’ont que rarement entretenu avec le genre des rapports de condescendance ou de franc mépris. A l’exception, peut-être, de Federico Fellini, auteur de La Sceicco bianco, véritable charge satirique de l’univers du roman-photo et de ses fans.
Fondateurs et maîtres du genre, les Italiens font, aujourd’hui encore, la loi sur le marché, imposent leur impérialisme de papier glacé, un peu à la manière dont Hollywood a longtemps dominé le cinéma mondial. Au premier rang des magazines de roman-photo, le tout-puissant Grand Hôtel, inaltérable, inoxydable et toujours pimpant. Mais le leader incontesté sur le marché demeure le groupe Lancio, avec une dizaine de titres (et presque trois millions d’exemplaires vendus chaque mois en Italie). Il est également considéré comme le plus gros exportateur, puisque ses revues sont traduites en plusieurs langues (français, anglais, allemand, espagnol, portugais, norvégien, néerlandais)
L’Italien Cino Del Duca introduisit le roman-photo en France en 1947
Dès son éclosion en Italie, le roman-photo émigra en France, grâce à un passeur prénommé Cino, l’aîné des frères Del Duca. Fuyant le régime fasciste, en 1932, il se réfugia en France. Là, il créa une réplique de Grand Hôtel, ce succès familial, qu’il baptisa Nous Deux. Avec les mêmes ingrédients et un bonheur égal. Six cent mille exemplaires vendus chaque fois. Ce qui l’amena à enchaîner les titres : Madrigal, Boléro (qui devint Secrets de femmes puis Modes de Paris), Véronique (rebaptisé Intimité) et, en 1966, Télé-Poche, un hebdo télé qui sacrifiait beaucoup au roman-photo, mettant à contribution vedettes de la chanson et stars du petit écran (Johnny Hallyday, Mireille Mathieu, Eddy Mitchell, Anny Cordy, Denise Fabre…). D’autres éditeurs marchèrent sur les brisées de Cino Del Duca, semant des magazines comme Confidences, Bonne Soirée, L’Echo de la mode, Femmes d’aujourd’hui…
Les années 1950- 60 constituèrent les riches heures du roman-photo. Au Maroc, il faisait aussi florès auprès des ados comme des adultes. En ce temps-là, le sentiment amoureux était de saison. Les couples se promenaient la main dans la main, ils prenaient le temps d’entendre siffler le train, pleuraient leur Capri perdu, faisaient des pas de jerk et se nourrissaient d’eau fraîche et de romance. On guettait la nouvelle parution de Nous deux, Intimité, Confidences ou Grand Hôtel. Les fauchés s’approvisionnaient chez les marchands de cacahuètes, 20 centimes le vieux numéro, ce n’était pas cher payé. Puis, on les dévorait d’une seule traite, en cachette, car les parents veillaient au grain, et ce grain-là, pour eux était une mauvaise semence.
Aujourd’hui, au Maroc, le roman-photo est veuf de ses adeptes. A preuve, sa disparition des kiosques à journaux. Seul Nous Deux tente de survivre vaillamment. Proposé à 24 DH, relifté à grands frais et remis dans l’air du temps, il ne trouve pourtant que de rares preneurs. Non pas que la fleur bleue se fane, mais probablement parce que les drogués du sentimentalisme dur trouvent désormais leur dose journalière du côté des séries télévisées.
A moins d’une métamorphose, le roman-photo ne sera plus bientôt qu’un souvenir
Il faut préciser que cette hémorragie des adeptes du roman-photo affecte la plupart des pays où le genre était florissant. Au point que l’on peut se demander si l’on n’est pas, aujourd’hui, à l’heure du bilan. A moins d’une revigorante métamorphose, les jours du roman-photo sont comptés. De quoi faire pleurer Margot de rage. Dans son livre, Le Roman-photo (Larousse, 1989), Serge Saint-Michel affirmait : «Le roman-photo n’a pas encore donné toute sa mesure, n’est pas allé jusqu’au bout de son art». En vérité, n’est-il pas déjà trop tard ?
A s’obstiner à véhiculer les valeurs ringardisées, le roman-photo tombe graduellement en désuétude. Cela se ressent dans les tirages de Nous Deux, par exemple, qui, de deux millions d’exemplaires par semaine, dans les années 1950 et 1960, ont chuté à 670 000 exemplaires. Jean-Jacques Bourgeois, qui a réalisé près de 600 romans-photos, dont des adaptations de Colomba de Prosper Mérimée et de La Cousine Bette, de Balzac, n’entrevoit le salut de ce mode d’expression que dans son radical renouveau. Il ne se préserverait, dit-il, qu’en «sortant du créneau sentimental qui est le sien.» Aux dernières nouvelles, il paraît qu’on le retravaille dans ce sens. Affaire (de cœur) à suivre.
