Culture
«Bayt Dakira» : Histoire juive… Mémoire vive
Dans l’attente d’une inauguration officielle prochaine, Bayt Dakira nous a ouvert ses portes scellées sur la mémoire juive de la ville d’Essaouira. Plus qu’un musée ou un lieu de culte, Bayt Dakira est le cœur battant de vie, d’une coexistence qui se poursuit.

Saviez-vous qu’au XIXe siècle, les Marocains de confession juive formaient la majorité de la population souirie ? C’est dans un livret récupéré à Bayt Dakira que l’on apprend l’information. On y parle d’un «judaïsme souiri, judaïsme de l’esprit et non de la lettre, baigné de spiritualité et ouvert sur l’universel». On y évoque les multiples civilisations qui se sont relayées sur le port d’Essaouira, jadis le plus grand d’Afrique, et on ne peut alors s’empêcher de soupçonner un lien direct entre les vents qui balaient les côtes souiries et son ouverture sur l’altérité.
Ceci n’est pas un musée
Mais si la ville fut, de tout temps, une station de passage, le judaïsme y a pris goût et racines. En témoignent les confessions de ces juifs rencontrés lors du Festival des Andalousies Atlantiques et dont les souvenirs vifs attestent d’un passé récent où le vivre ensemble n’avait pas besoin d’être dit ou revendiqué. «Il fut possible de vivre ensemble, en restant soi», signale-t-on finement, dans ce bel espace orné par une percutante phrase d’accueil: «Shalom Alaykoum, Salam Lekoulam». Pour ne rien gâcher à la découverte de ce lieu de mémoire, la visite à Bayt Dakira a été guidée par une personnalité des plus illustres de la mémoire juive et de la ville d’Essaouira. André Azoulay, qui a ouvert les portes du lieu à quelques rares concerts acoustiques du festival, a bien voulu donner un aperçu de la mission assignée à Bayt Dakira, Maison de la mémoire, s’il faut le traduire. «Bayt Dakira n’est pas un musée, ni un lieu de culte», commence-t-il par préciser. En tout cas, pas seulement, nous dit le conseiller du Roi, en s’arrêtant à l’entrée de ce bel édifice, réparti en trois espaces. Il est vrai qu’on y trouve la synagogue Slat Attia, reproduite à l’identique de celle édifiée en 1899 par Mima Attia, à la mémoire de son défunt époux, Simon Attia. Ce beau lieu de culte réalisé par le grand artiste M.L. Koffman, dans la pure tradition britannique, a été restauré jusqu’aux lustres fêlés offerts en mémoire des défunts.
Mais Bayt Dakira, c’est aussi le lieu de mémoire et de l’histoire de ce judaïsme local imprégné dans des objets divers, des photos et des films de début du siècle dernier. L’on découvre un savoir-faire précieux de l’orfèvrerie, du filigrane de l’or et de l’argent, de la broderie et de confection de caftan, entre autres arts de la culture juive, sans parler de la littérature et de la poésie qui constituent un patrimoine particulier de ladite culture. Y sont représentés chronologiquement tous les passages de la vie juive à Essaouira, de la naissance à la mort, en passant par la Bar Mitzvah et le mariage.
Des illustres méconnus
Un espace à part est dédié aux personnalités juives illustres au Maroc et/ou dans le monde. Un hommage leur est, ainsi, rendu pour leur contribution dans des avancées sociales et politiques de par le monde, sans que l’on se rappelle leurs origines souiries. On découvre alors Stella Corcos, Raïssa et fondatrice de l’école anglaise des filles de Mogador: la première école de filles créée au Maroc, ce qui était une révolution sociale avant l’heure. Si l’on demande aux Anglais qui est Leslie Hore-Belisha (1893-1957), certains se rappelleront le ministre des transports, qui a fait baisser le nombre d’accidents en mettant les balises lumineuses pour éclairer les passages cloutés et qui portent son nom, sans se douter de l’origine souirie du patronyme Belisha.
Autre personnage incontournable, David Yulee Levy, premier élu juif de l’histoire des États-Unis et l’un des rédacteurs de la première Constitution américaine. Né à Mogador en 1781, David est arrivé sur les côtes de Floride avec son père qui y a écrit et publié le premier livre aux États-Unis, appelant à l’abolition de l’esclavage et à la libération des Afro-Américains. D’autres personnalités connues du monde de la politique, des affaires, de la culture et de l’art ont été les ambassadeurs d’un Mogador multiple, évolué et en avance sur les questions de fraternité et de vivre-ensemble. «Toutes ces personnalités souiries doivent être connues de tous les Marocains pour qu’ils sachent la portée de Mogador et de son histoire de par le monde», insiste André Azoulay.
Un cœur à la science
Le reste de l’espace de Bayt Dakira est, quant à lui, dédié à la science. En effet, le Centre de recherche Haïm et Célia Zafrani y occupe l’étage et s’active à revisiter l’Histoire des relations islam-judaïsme. Pour les chercheurs nationaux et internationaux, le centre offre un cadre de travail et de rencontre, mettant à leur disposition toutes des sources bibliographiques et archivistiques conservées avec soin : sonore et audiovisuel, iconographique, manuscrits, littérature, photographie, carte et plans.
L’historien Haïm Zafrani, spécialiste de la culture séfarade et des relations entre juifs et arabes, a laissé lui-même plusieurs ouvrages détaillant le patrimoine identitaire riche d’Essaouira, donnant aux chercheurs une matière première de toute importance et un exemple de travail académique à suivre et à fructifier. Le philosophe et écrivain et intellectuel marocain Edmond Elmaleh, lui aussi originaire d’Essaouira et dont le portrait veille sur l’espace, disait de l’historien qu’il est le juif marocain qui a assumé son identité riche et plurielle dans toute sa plénitude. «Il est le symbole même du juif marocain qui, en sauvant le patrimoine juif de la déperdition, a sauvé du même coup une composante essentielle de la culture marocaine et administré la preuve irréfutable de la communion de destin entre le judaïsme et l’islam dans l’Occident musulman».
Plus qu’un musée, Bayt Dakira est un laboratoire pour la préservation d’une culture et pour la pérennisation d’un héritage qui n’a jamais cessé de s’enrichir. Le retour incessant des jeunes générations de juifs marocains de la diaspora est la preuve même d’un lien indéfectible et d’une histoire vive.
