Pouvoirs
Les mille et une questions de l’après-IER
Excuses publiques, sanction des responsables, réforme de la justice… plusieurs dossiers à ouvrir.
Le processus de réconciliation prendra encore plusieurs années.
Plusieurs zones d’ombre entachent le travail de l’IER.

Publié deux semaines seulement après sa remise au Cabinet royal et le jour-même de sa présentation officielle au Souverain, vendredi 16 décembre, le rapport de l’Instance équité et réconciliation (IER) aura provoqué la surprise par la vitesse avec laquelle il sera présenté à l’opinion publique. «L’ordre rapide donné par le Souverain de publier le rapport est en lui-même un signe très fort de la disponibilité de l’Etat à mettre en œuvre, dans les plus brefs délais, ces recommandations», indique Driss Yazami, secrétaire général de la Fédération internationale des droits de l’homme et membre de l’IER.
Bien plus, le rapport, dont un résumé est déjà disponible sur le site de l’instance (www.ier.ma) va au-delà de la réparation et des investigations sur les 17 000 cas de torture, emprisonnements, exécutions et autres mauvais traitements perpétrés durant les années de plomb : il parle de détermination des responsabilités, de réformes politiques, de la Constitution, de la justice, de bonne gouvernance, de lutte contre l’impunité. Premiers indices de la bonne volonté de l’Etat, les centres de Tazmamart et Derb Moulay Chrif sont en cours d’évacuation.
L’IER a-t-elle échoué ? Verre à moitié vide…
Pourtant, les points noirs restent légion : les mécanismes de suivi du travail de l’IER sont à clarifier, et même si beaucoup approuvent le travail de fourmi accompli par l’instance, il reste des frustrations liées aux affaires non élucidées, et le dossier Ben Barka, notamment, plane comme une menace pour la crédibilité du travail de l’instance. Par ailleurs, peu après la remise du rapport, les découvertes macabres se sont succédé : 106 tombes anonymes retrouvées à Fès, au moins 77 autres à Casablanca, dans une fosse commune située dans la caserne des pompiers. On sait déjà que les victimes de Casablanca ont été tuées lors de la répression des émeutes de 1981, mais d’autres fosses restent à ouvrir. La découverte prendra d’ailleurs des allures de scandale dans la capitale économique quand, exhumés, les cadavres ont été rapidement ré-enterrés dans des tombes individuelles, en pleine nuit.
L’IER a-t-elle échoué dans sa mission ? Si on peut porter à son crédit le fait d’avoir apporté des recommandations fondamentales pour la suite, on ne peut s’empêcher de penser qu’elle n’a pas fait la lumière sur toutes les exactions, alors qu’elle avait pour rôle, selon le discours fondateur de l’instance, prononcé par le Souverain en avril 2004, la «clôture définitive d’un dossier épineux».
Le risque, prévient Sandrine Lefranc (voir p. 33), chercheuse au CNRS et auteur de l’ouvrage Politiques du pardon, serait en fait que l’IER ne serve finalement qu’à achever le processus d’éveil aux droits de l’homme, entamé au Maroc dès les années 1990. Cela signifierait que la vérité aura servi à éviter aux responsables d’être jugés, et donc que la commission, réduite au statut de cadeau de consolation pour les victimes, ne permettrait pas au Maroc d’accomplir l’essentiel : cicatriser les blessures des années de plomb et se démocratiser. Il faut dire que le risque est réel: d’autres pays ont essayé d’imposer une limite aux poursuites contre les anciens bourreaux, comme en Argentine, où la loi du point final avait limité le délai d’ouverture des procédures. Mais ces tentatives ont généralement échoué : en Argentine, toujours, «les autorités, le gouvernement en l’occurrence, ont été prises à leur propre piège en jouant à ce jeu-là puisque les magistrats ont ouvert le maximum de dossiers», explique Sandrine Lefranc.
Ainsi, le Maroc semble bel et bien devoir s’engager dans un processus qui va prolonger le travail de l’IER bien au-delà de l’expiration de son mandat : au Chili, un des exemples les plus proches du Maroc, la commission de vérité n’aura eu besoin que de 9 mois pour rendre sa copie, mais le processus qui s’en est suivi est encore loin d’être achevé. «La commission s’est centrée sur les assassinats et les disparitions mais on a laissé de côté la torture. Il a fallu attendre plus de dix ans pour qu’une commission spécifique soit créée sous la pression des organisations des droits de l’homme et des mouvements de victimes», indique Carlos Martin Beristain, qui a participé au travail des commissions de vérité dans plusieurs pays d’Amérique latine (voir p. 33).
Une multitude de chantiers à ouvrir
Quels sont donc les grands chantiers à venir désignés par l’IER ? «Il faut une politique claire en matière de gouvernance», a prévenu Driss Benzekri, président de l’instance, lors d’une conférence donnée à Rabat, quelques heures après l’audience royale. Il insiste aussi sur l’application des conventions contre la torture, la mise à niveau des lois, des rôles et des fonctions de chacun des appareils sécuritaires ainsi que des appareils de maintien de l’ordre.
Parmi les thèmes clés, ce soir-là, on retrouve la mémoire, et intimement liée à cette dernière, l’éducation, pour que les générations futures intègrent la notion de respect des droits de l’homme et ne subissent pas l’horreur à leur tour. Comment y parvenir lorsqu’il existe plusieurs versions des évènements passés ? «Un récit sur l’histoire nationale qui bénéficie du soutien du plus grand nombre» est-il une solution, comme le suggère Sandrine Lefranc ? En attendant, M. Benzekri renvoie la balle dans le camp des historiens, mais n’est-ce pas trop tôt ?
Autre thème majeur : la réforme de la justice et bien sûr la révision des méthodes d’investigation qui ont permis le recours aux mauvais traitements. La justice est-elle aujourd’hui capable de protéger le citoyen contre les abus passés ? Les informations véhiculées par la presse depuis le 16 mai 2003, les récentes accusations de partialité, les demandes de l’IER qui va jusqu’à suggérer la révision de la politique pénale et la réorganisation du Conseil supérieur de la magistrature pour renforcer l’indépendance de la justice, laissent planer le doute sur ce point.
Juger oui, mais qui ?
Qui dit justice dit aussi auteurs d’exactions. Faut-il les nommer ? «Le rapport entre nos mains a parlé de la responsabilité de l’Etat, mais n’a pas précisé quels sont les services, ni cité les noms des personnes qui ont été derrière ces violations graves des droits de l’homme», prévient Abdennaceur Bnouhachem, ancien détenu des centres de Agdz et Kalaât Mgouna. Faut-il les juger ? Là encore, les responsables ont un rôle à jouer. «Les anciens bourreaux devraient se soumettre à la sanction sociale s’ils veulent se réhabiliter face à la société. Ils ne devraient pas proposer des versions justificatrices du genre “c’était la guerre” ou “c’étaient les ordres” car c’est une nouvelle manière de frapper les victimes et de mettre la démocratie en question», explique M. Beristain, laissant entendre que des amnisties pourraient éventuellement être considérées, bien plus tard, au cas par cas.
Les anciens bourreaux seront-ils disposés à collaborer ? Beaucoup se défendront bec et ongles, invoquant le contexte, accusant les victimes. Il ne faut pas oublier non plus qu’ils faisaient partie d’un système. Faudra-t-il les juger en tant qu’individus ou juger le système lui-même ? De l’avis de Abdelfattah Fakihani, condamné à perpétuité en 1977, deux points sont très positifs dans le rapport : «la recommandation qui fait appel à l’Etat de mettre en œuvre une stratégie nationale de lutte contre l’impunité, et le devoir de demander des excuses publiques aux victimes des violations flagrantes des droits de l’homme entre 1956 et 1999». Mais si l’Etat accepte, qui, au sein de l’appareil, pourra le faire ? Le premier ministre, au nom du gouvernement ? Abdelouahed Radi, au nom des représentants de la Nation ? Ou le Roi lui-même, en sa qualité de chef de l’Etat ? La question est posée. Certaines sources proches du pouvoir législatif verraient bien Driss Jettou prononcer un discours d’excuses adressé au peuple, à côté de M. Radi, dans l’hémicycle.
Quant aux responsables pris individuellement, même s’ils parvenaient à échapper à la justice, ce ne serait que pour un temps puisque, l’âge aidant, ils devront abandonner les positions privilégiées qui les mettent à l’abri aujourd’hui, quand ce n’est pas la vindicte populaire qui les y forcera. Il restera également la possibilité d’organiser des procès exemplaires de personnalités clés des années de plomb, mais ces derniers, qui ne manqueront pas d’être fortement médiatisés, ne risquent-ils pas de pointer les projecteurs sur l’arbre qui cache la forêt, permettant à des bourreaux de moindre envergure d’échapper à la justice ?
Le lourd silence des partis
Et les partis politiques dans tout cela ? Le plus étonnant est que la classe politique, dans sa quasi-totalité, est restée muette jusqu’à présent, mis à part quelques partis d’extrême gauche qui militent aux côtés des victimes. Du coup, la scène politique s’est retrouvée monopolisée par deux acteurs liés par une relation privilégiée : le roi et une société civile de plus en plus politisée. La gauche s’est-elle résolue à garder le silence à l’issue d’un accord avec le pouvoir passé à la veille de l’alternance, comme le suggère le politologue Mohamed Tozy? Les anciennes figures de proue du nationalisme auraient-elles des cadavres dans leurs placards ? La mouvance populaire, réputée proche du pouvoir, a-t-elle décidé de ne présenter aucune critique à l’encontre de ce dernier ? Les accusations de participation aux exactions, portées contre certains secrétaires généraux, y sont-elles pour quelque chose? Pour Mohamed El Ayadi, les partis sont désormais acculés à l’action par la décision royale de publier le rapport de l’IER dans les plus brefs délais. Peut-être. De son côté, M. Tozy préfère attirer l’attention sur l’arrivée d’un nouvel acteur dans la scène politique, arène traditionnelle de jeu entre les autorités et l’élite politique: les gens ordinaires, à l’image d’un Cheikh El Arab oublié, dont les restes ont été retrouvés par l’instance
Ce que recommande le rapport de l’IER
Outre les indemnisations des victimes, la réhabilitation médicale et psychique, la réparation communautaire ou la reconversion d’anciens centres illégaux de détention (Tazmamart, Derb Moulay Chrif…), l’IER articule son rapport autour de trois types de recommandations.
w Des garanties constitutionnelles, notamment avec l’inscription des principes de primauté du droit international des droits de l’homme sur le droit interne, de la présomption d’innocence et du droit à un procès équitable. Certes, ces principes existent dans les textes juridiques marocains, mais l’IER considère que leur inscription dans la Constitution est de nature à prémunir le pays de futures exactions. Dans le même texte, l’IER recommande la prohibition de la disparition forcée, la détention arbitraire, le génocide, la torture et tous traitements cruels, inhumains ou dégradants.
w Des garanties constitutionnelles et l’adoption et la mise en œuvre d’une stratégie nationale intégrée de lutte contre l’impunité. Pour ce faire, l’IER propose l’intégration dans le droit interne des définitions, des qualifications et des éléments constitutifs des crimes de disparition forcée, de torture et de détention arbitraire. L’instance préconise dans le même ordre d’idée la définition de la responsabilité et des sanctions encourues telle que définies dans les instruments internationaux. L’IER recommande aussi le renforcement de la protection des droits des victimes et des voies de recours.
w Des réformes dans le domaine sécuritaire, de la justice, de la législation et de la politique pénale. L’instance recommande notamment la bonne gouvernance des appareils sécuritaires, le renforcement de l’indépendance de la justice et la mise à niveau de la législation de la politique pénale
17 000 dossiers traités et un goût d’inachevé
En 20 mois d’existence, l’IER a fait un travail colossal. Au total, elle aura traité 16 861 dossiers individuels, élucidé 742 morts et accordé des indemnisations à 9 280 victimes ou leurs proches.
Lancée le 7 janvier 2004 à Agadir (mais opérationnelle trois mois après) sur recommandation du Conseil consultatif des droits de l’homme (CCDH), l’instance avait entre autres pour mission d’enquêter sur les violations des droits de l’homme perpétrées au Maroc entre 1956 et 1999, d’établir la responsabilité des organes étatiques dans les faits examinés, et élaborer un rapport comportant les conclusions des investigations et des analyses concernant la marche à suivre.
L’IER était-elle destinée à clore le débat sur les violences passées au Maroc ? «A la différence de ce qui s’est passé dans des pays comme l’Argentine, le Chili, ou l’Afrique du Sud, où la commission était fondatrice, au Maroc, [l’IER] était l’aboutissement d’un processus entamé dans les années 90 avec le CCDH, puis l’instance d’arbitrage indépendante en 1999», explique Mohamed Ayadi, professeur de sociologie à l’université Hassan II de Casablanca. Et d’ajouter : «La mission essentielle de l’IER était de clore le dossier qui traînait depuis les années 90».
Y est-elle parvenue ? Oui, et non. Car si l’instance a réussi à lever le voile sur les exactions commises, elle n’aura pas clôt le débat sur le recours à la violence, plus encore, la nature de ses conclusions est désormais considérée comme politique puisqu’elle appelle à des réformes de fond. Surprise ? Peut-être pas, après tout, même à l’étranger, les lois «du point final», de l’«obéissance due» et autres barrières n’ont jamais réussi à bloquer les demandes de justice et de réforme.
