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Idées

El Diablo et le Congrès

L’esprit peine à  intégrer les bouleversements apportés par l’évolution technologique à  la quotidienneté des hommes. Ceci étant, on nage en plein paradoxe. Alors que les frontières s’effacent dans le monde du virtuel, dans le réel, elles s’érigent en murailles de plus en plus infranchissables. D’où la schizophrénie actuelle de la société comme des individus.

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A la prison de Salé, un jeune homme entame sa deuxième année de détention. Arrêté en août 2005, à  dix-sept ans, il a passé son Baccalauréat derrière les barreaux. L’ayant décroché, il s’est inscrit cette année à  la Faculté des sciences économiques de Salé dont il suit les cours à  distance. Malgré son jeune âge, ce prisonnier jouit d’une estime particulière de la part de son environnement carcéral. A l’époque de son incarcération, même la police, pourtant peu réputée pour ses états d’âme, lui réserva un traitement de faveur en s’abstenant de lui passer les menottes. Farid Essebbar («El Diablo» sur le net) n’est pas un détenu comme les autres. Il appartient à  cette nouvelle génération d’inculpés que l’on poursuit pour un chef d’inculpation inconnu jusque-là , la «cyber-délinquance». Derrière le gentil garçon décrit par ses proches se cacherait le co-créateur d’un ver informatique qui a valu des dizaines de millions de pertes à  Microsoft et la paralysie de milliers d’ordinateurs à  travers le monde. La justice marocaine vient en effet de rendre son verdict : «El Diablo» et Achraf Bahloul, un autre cybernaute marocain, ont été reconnus coupables dans l’affaire du virus Zotob. Condamnés respectivement à  deux ans et un an de prison ferme, après plus de douze mois de détention préventive, les portes de la prison s’ouvrent pour Bahloul mais pas pour «El Diablo» qui devra encore tirer plusieurs mois, sauf jugement en appel cassant celui venant d’être rendu par la Cour.

Douze jours à  peine après l’apparition du virus Zotob, les présumés coupables étaient arrêtés en Turquie et au Maroc. Menée par l’équipe de Microsoft, l’enquête a pu jouir, outre de la collaboration des autorités marocaines et turques, de celle du FBI. La célérité remarquable avec laquelle elle fut bouclée se comprend quand on sait le profil des «victimes» concernées. Aux dires de la presse, parmi les ordinateurs infectés dans près de 110 pays, on compterait ceux du New York Times, d’ABN News, de CNN… et du Congrès américain ! Au Maroc, la nouvelle avait été accueillie avec une stupéfaction teintée d’admiration. Qu’un jeune homme de chez nous ait pu participer à  semer la pagaille dans les ordinateurs de l’un des hauts lieux du pouvoir américain, voilà  un pied de nez qui n’est pas pour déplaire à  une opinion publique de plus en plus montée contre l’arrogance de l’Oncle Sam. Certains n’ont d’ailleurs eu aucune fausse honte à  exprimer leur fierté devant le «génie» de ces apprentis hackers locaux. L’arrestation de ces derniers, par contre, fit grincer des dents car elle fut perçue comme une soumission aux diktats des mirikan. Et ça, surtout par les temps qui courent, on n’apprécie pas beaucoup pour ne pas dire, on n’aime pas du tout !

A Salé, dans le quartier populaire o๠habite la famille de Farid, la nouvelle avait fait, à  l’époque, l’effet d’une bombe. D’un tempérament réservé, le jeune garçon était connu pour son extrême discrétion. De mère russe, il a passé les premières années de sa vie et son adolescence en Russie o๠il est né. A Salé, avec sa tête de gaouri, il était une figure à  part, cheminant en solitaire dans un environnement o๠il n’avait ses marques que depuis peu. Son occupation favorite était le cybercafé o๠il passait de longues heures devant l’ordinateur. Au-delà  du caractère répréhensible des faits incriminés, quand on superpose ces deux images : un jeune pianotant sur son clavier dans un coin perdu à  Salé, et une salle de rédaction américaine affolée par le blocage de ses ordinateurs, on reste bluffé devant le lien de cause à  effet entre les deux. On a beau affirmer comprendre ce monde auquel Internet a donné naissance, parfois, on ne peut, comme dans le cas présent, se départir du sentiment d’évoluer en pleine science-fiction. Une main manipule des données à  un bout du monde et, dans l’instant, à  l’autre bout de la planète, la panique s’installe ! C’est hallucinant… L’esprit peine à  intégrer les bouleversements apportés par l’évolution technologique à  la quotidienneté des hommes. Ceci étant, on nage en plein paradoxe. Alors que les frontières s’effacent dans le monde du virtuel, dans le réel, elles s’érigent en murailles de plus en plus infranchissables. D’o๠la schizophrénie actuelle de la société, comme des individus. O๠allons-nous et que devenons-nous ? C’est de ne plus avoir de réponses claires à  ces questions qui nous laisse si désemparés. Et nous fait applaudir quand un «El Diablo» émerge et joue à  la mouche
du coche.