Idées
Face-à -face
«Pour s’ajuster, les pierres ont besoin de se frotter l’une
à l’autre». Ainsi parle une Israélienne originaire de Casa,
qui se languit de la coexistence judéo-arabe de son enfance.
De part et d’autre, on rêve de paix. Mais la brûlure
du frottement reste encore la plus forte.
Au cours de la semaine écoulée, des affrontements en Cisjordanie ont fait 205 blessés. Rien de nouveau dans le cosmos pourrait-on dire, sauf que, une fois n’est pas coutume, le face-à -face n’était pas israélo-palestinien mais israélo-israélien. D’un côté, il y avait l’armée, de l’autre des colons. Les premiers sont venus déloger les seconds qui ont refusé d’obtempérer. Outre les colonies «légalement» implantées par Israà«l, on compte une centaine de points de colonisation sauvage en Cisjordanie. C’est l’un de ceux-là , Amona, que le premier ministre par intérim Ehoud Olmert a entrepris de faire détruire sans ménagement. La brutalité des heurts fut sans commune mesure avec les échauffourées enregistrées lors du démantèlement des colonies de Gaza. «Nos hommes ont été accueillis à Amona comme ils le sont dans la casbah à Jénine ou à Naplouse», s’est ému le commandant militaire de la région. Depuis 1999, date à laquelle les accords d’Oslo possédaient encore quelque validité, on n’avait plus assisté à une évacuation de colonies aussi violente. La question de la colonisation reste le point nodal du conflit israélo-palestinien. C’est la continuation de celle-ci, alors même que les accords d’Oslo liaient la reconnaissance mutuelle des deux Etats à un retrait d’Israà«l au-delà des frontières de 1967, qui fit imploser le processus de paix. Adversaire farouche de ces accords, Ariel Sharon soutint longtemps les partisans du grand Israà«l pour qui il ne saurait être question de concéder le moindre pouce de la «Judée – Samarie» (Cisjordanie). Pas moins de 24 colonies sauvages ont éclos au cours de sa présence au pouvoir, contribuant un peu plus à la transformation de la Cisjordanie en un immense gruyère. Le retrait de Gaza et la volonté affirmée de démanteler les petites colonies de Cisjordanie pour ne conserver que trois grands blocs dans le cadre d’une démarche unilatérale de séparation d’avec les Palestiniens a constitué un changement de cap dans la ligne jusque-là suivie par le vieux général. «Trahison» pour ses anciens alliés, transformation de l’homme de guerre en «homme de paix» pour la rue israélienne, «victoire» de la résistance pour les militants islamistes palestiniens, chacun, selon le camp auquel il appartient, a donné sa propre lecture de cet infléchissement. Mais la brutale sortie de champ du premier ministre israélien, plongé dans un état végétatif suite à une attaque cérébrale, et la victoire éclatante de Hamas aux élections législatives palestiniennes, en bouleversant complètement la donne politique, crée une réalité nouvelle. Dans le cadre de celle-ci, chaque acte posé par les parties en présence prend une coloration particulière. Ainsi donc, hasard du calendrier, alors qu’à Amona, les affrontements se soldaient par 205 blessés, au même moment, au Caire o๠il rencontrait son homologue égyptien, le président palestinien Mahmoud Abbas appelait ses propres radicaux, en l’occurrence les militants du mouvement islamiste Hamas, à reconnaà®tre Israà«l. Ces deux actualités, par leur juxtaposition, et dans ce contexte précis, interpellent sur le plan du symbole. On a là , en effet, deux attitudes de rupture, dans chacun des deux camps, qui, en se renforçant l’une l’autre, ne peuvent laisser indifférent. D’un côté, l’armée israélienne tire sur des juifs pour les déloger d’un arpent de la terre de Palestine, de l’autre, le chef légitimement élu des Palestiniens demande explicitement aux plus extrémistes des siens de reconnaà®tre Israà«l. Le simple fait de prononcer ces mots pour un Palestinien continue à exiger un courage indéniable. Mais, justement, la particularité de la situation actuelle n’est-elle pas dans une affirmation sans faux-fuyants des positions respectives ? On n’est plus dans les non-dits mais dans les dits, aussi violents fussent-ils. Israà«l confronte ainsi une force politique légitimement élue qui, ouvertement, refuse de le reconnaà®tre. Est-ce obligatoirement l’impasse ? Il est bon de se remémorer que le Fatah de Yasser Arafat des années 70 n’était pas moins radical que Hamas aujourd’hui. On a vu le chemin qu’il a parcouru depuis. Le réalisme politique des islamistes palestiniens les a conduits à intégrer des institutions politiques jusque-là catégoriquement boycottées. Depuis leur victoire, dans le discours de certains de leurs représentants, des signes d’ouverture, déjà , apparaissent. Il est ainsi question d’une «trêve prolongée» avec Israà«l. Dans un entretien accordé au journal français Libération, l’un de leurs leaders explique, en en détaillant les raisons, que «toute reconnaissance d’Israà«l aujourd’hui serait un obstacle à l’obtention de nos droits …». «Aujourd’hui», sous-entend que demain est un autre jour. «La balle est dans le camp d’Israà«l», est-il ajouté, ce qui conforte l’idée que cette radicalité peut être comprise comme liée à une situation donnée. Par leur vote, les Palestiniens ont envoyé plusieurs messages au monde. Outre la formidable leçon de démocratie donnée aux Etats arabes, ils ont fait comprendre qu’ils choisissaient leurs dirigeants indépendamment de l’opinion que les autres pouvaient en avoir. Qu’ils n’entendaient pas se soumettre au diktat de la force. Ils ont, une fois de plus, fait la démonstration de leur capacité légendaire de «soumoud». Hamas incarne la résistance à Israà«l, ils votent pour lui. Il y a quatre ans, les Israéliens se tournaient vers Sharon, la bête noire des Palestiniens. Réponse du berger à la bergère, ceux-ci optent à leur tour pour les plus radicaux des leurs. Israà«l est à présent face à celui qui personnifie aux yeux de sa société l’ennemi n°1 par excellence. Exactement comme l’est le «sahyouni» pour l’adepte de feu Cheikh Yassine. «Pour s’ajuster, les pierres ont besoin de se frotter l’une à l’autre». Ainsi parle une originaire de Casablanca, citoyenne israélienne au cÅ“ur marocain, qui se languit de la coexistence judéo-arabe de son enfance. De part et d’autre, on rêve de paix. Mais la brûlure du frottement reste encore la plus forte.
