Société
Travail des mineurs : la loi 19-12 inadaptée aux petites bonnes !
La loi 19-12 n’est toujours pas appliquée faute de textes d’application et de mécanismes de contrôle. La période transitoire pour le travail des filles de moins de 18 ans risque d’être prolongée. L’association Insaf suggère l’application de la loi 27-14 sur la traite des êtres humains.

Célébrée le 12 juin de chaque année, la Journée mondiale de l’enfant a été une fois encore l’occasion, au Maroc, pour la société civile de faire le point sur le travail des enfants mineurs. Malgré toutes les réformes sociales menées pour lutter contre ce phénomène, plus de 150 millions d’enfants travaillent encore à travers le monde, dont au moins 85 millions sont soumis aux pires formes de travail. Au Maroc, selon une récente enquête réalisée par le Haut-Commissariat au plan (HCP), quelque
193 000 enfants âgés de 7 à 17 ans étaient concernés par le travail dangereux en 2015, dont 80% en milieu rural (78% de sexe masculin). 75,3% de ces enfants sont âgés de 15 à 17 ans. On peut également citer une autre enquête nationale sur l’emploi, menée également par le HCP, révélant qu’en 2014 le nombre de mineurs travailleurs entre 7 et 15 ans était de 69 000 enfants contre
86 000 en 2013. C’est en milieu rural que ces chiffres sont les plus alarmants. En effet, selon le HCP ils sont plus de 62 000 enfants à travailler dans ces zones contre 7 000 en milieu urbain.
Il apparaît, à la lecture de ces données, que le phénomène du travail des mineurs a enregistré un recul au cours de ces quatre dernières années. Et ce grâce aux efforts faits par le Maroc pour venir à bout de cette problématique. Le pays accorde en effet un intérêt particulier à cette population et a procédé, durant cette dernière décennie, à la mise en place de diverses mesures et à la ratification d’un grand nombre de conventions et protocoles pour consolider la protection des droits de l’enfant.La Constitution de 2011 consacre les droits de l’enfant comme étant des droits constitutionnels. On peut aussi citer l’harmonisation de la législation nationale avec les principes et les dispositions de la Convention n°182 de l’Organisation internationale du travail (OIT) et de ses protocoles. Mais il reste encore, avance-t-on dans le milieu associatif, beaucoup à faire. Notamment sur le volet juridique. Et c’est pour cela que l’association Insaf (Institution nationale de solidarité avec les femmes en détresse), qui lutte pour la protection des femmes et des enfants, a conçu un film de sensibilisation visant à défendre son plaidoyer et interpellant le législateur quant à la nécessité d’harmoniser les lois pour éradiquer l’exploitation des mineurs, notamment dans le travail domestique.
Au moins 60 000 petites filles sont toujours employées comme domestiques
L’association Insaf qui a focalisé son action sur le travail domestique des petites filles âgées de moins de quinze ans a en effet organisé, le 12 juin à Casablanca, une rencontre sur le thème : «Exploitation des mineurs dans le travail domestique : après la loi 19-12 quelles nouvelles pistes de plaidoyer ?». Une occasion pour l’association d’appeler à une nécessaire harmonisation des lois pour éradiquer l’exploitation des mineurs dans le travail domestique en mettant en place les structures et les mécanismes pour identifier et extraire les mineurs en situation d’exploitation.
La loi 19.12 relative aux conditions d’emploi du travailleur domestique, adoptée le 25 août 2016, constitue certes un grand pas dans la lutte contre le travail des mineurs, mais l’on constate qu’une année après son adoption son application ne peut se faire encore. Et ce, en raison de l’absence des textes complémentaires et des structures d’identification des enfants économiquement exploités ainsi que des mécanismes de contrôle. Pour Bouchra Ghiati, présidente de l’association Insaf, «la loi est un socle fondamental et totalement fondé pour interdire dès aujourd’hui l’exploitation des enfants de moins de 18 ans mais il faut absolument harmoniser la loi 19.12 avec les dispositions de la loi 27.14 sur la traite des être humains et interdire immédiatement l’exploitation de tout mineur dans le travail domestique qui est un travail forcé, une servitude et de l’esclavage».
Selon les statistiques de l’association, on compte aujourd’hui entre 60 000 et 80000 petites filles de moins de quinze ans qui sont toujours employées comme domestiques au Maroc. Insaf souligne aussi que ces petites filles font un travail qui n’est pas du tout adapté à leur âge et dans des conditions difficiles. Pour l’association, la loi 19-12, votée l’an dernier, pour réglementer le travail domestique ne répond pas du tout à la problématique de ces petites filles. Car la période transitoire de cinq ans prévue dans la loi légalise en quelque sorte le travail des petites filles ayant moins de dix-huit ans. On peut également souligner que l’exploitation de ces petites filles durera encore quelques années puisque les trois textes complémentaires ne sont toujours pas, une année après la promulgation du texte, adoptés. Ces textes sont relatifs au contrat-type entre travailleur domestique et employeur, à la liste des travaux dangereux interdits aux enfants mineurs et enfin à la couverture des travailleurs domestiques par la Caisse nationale de sécurité sociale.
la loi 27.14 considère l’exploitation des enfants mineurs comme un crime
Au-delà de l’absence de ces trois dispositifs complémentaires qui compromet la protection des enfants travailleurs domestiques, l’association Insaf déplore également l’absence des dispositifs de contrôle de la situation des enfants actuellement employés dans des familles. En effet, il importe de signaler, aujourd’hui, l’inexistence des dispositifs de contrôle, d’identification et d’accompagnement psychologique de ces petites filles. Ce qui compromet toute possibilité de leur réintégration dans leurs familles. C’est pour cela que Insaf a lancé, depuis 2007, son programme d’accompagnement des petites filles en vue de leur réinsertion dans le milieu familial et scolaire. Ce programme a concerné quelque 300 filles dont la majorité ont repris leurs études. Cette action pilote a concerné les régions de Chichaoua et Kalâat sraghna. Et va être prochainement étendue à la province d’El Haouz. Ces régions, à l’instar d’autres notamment à Taounate et dans le Sud du pays, sont pourvoyeuses de petites bonnes.
L’association tient à signaler qu’actuellement «la sortie des petites filles du travail domestique demeure difficile dans la mesure où le contrôle prévu par la loi est quasiment impossible à mener…». Et pour cause, le cadre juridique d’intervention des inspecteurs de travail et des assistantes sociales ne permet pas l’accès aux maisons des employeurs, le nombre des inspecteurs de travail est insuffisant, les assistantes sociales ne sont pas habilitées à exercer le contrôle et enfin les travailleurs mineurs sont incapables de dénoncer les mauvais traitements de leurs employeurs.
En raison de ces diverses limites qui rendent aujourd’hui impossible l’application de la loi 19.12, Insaf propose une alternative : l’application de la loi 27.14 relative à la lutte contre la traite des êtres humains.
Pour l’association, cette loi représente une bonne alternative qui devrait être immédiatement actionnée pour interdire l’exploitation des filles mineures dans le travail domestique. L’intérêt de l’application de cette loi réside, selon Insaf, dans le fait que sa définition de la traite intègre les cas d’abus d’autorité, de fonction, de pouvoir ou de l’exploitation d’une situation de vulnérabilité, de besoin ou de précarité. Est intégré aussi le fait de donner ou de percevoir des sommes d’argent ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une personne aux fins d’exploitation. Cette double interdiction mettrait fin à l’exploitation économique des petites bonnes dont les parents ou les intermédiaires qui les ont placées dans les familles viennent percevoir le modique salaire sans en laisser une part à la petite fille. Par ailleurs, la loi 27.14 considère l’exploitation des enfants mineurs comme un crime et elle prévoit des sanctions notamment l’emprisonnement de 20 à 30 ans et une amende de 200 000 à 2 millions de dirhams pour les infractions d’exploitation à l’égard d’un enfant âgé de moins de 18 ans, ou d’une personne en situation difficile.
Cette alternative peut certes être positive pour la protection des enfants travailleurs mineurs, mais dans le milieu associatif l’on reste bien conscient que les dispositifs légaux à eux seuls ne suffisent pas. Ils ne peuvent être l’unique moyen pour lutter contre le travail des enfants et leur protection. D’où la nécessité, selon la société civile, de mettre en place des mesures d’accompagnement pour une meilleure efficacité des lois. Il s’agirait notamment de mettre l’accent sur le renforcement des programmes d’information et de sensibilisation sur les droits des enfants, à travers une sensibilisation des parents à la nécessité de scolariser leurs enfants et le soutien aux associations et ONG agissant dans le domaine des droits de l’enfant par la facilitation d’accès aux moyens qui leur permettent de remplir leurs missions. Pour Insaf, il importe de déployer des campagnes de sensibilisation pour le grand public dans toutes les régions du pays et dans les langues adaptées afin que chacun puisse connaître ses droits et les défendre en cas de non-respect des dispositions légales. Par ailleurs, Il est également recommandé de s’associer aux acteurs privés via des partenariats afin de promouvoir la responsabilité sociale des entreprises dans le domaine de la protection des enfants et de leurs droits.
