Influences
Quand des jeunes évitent de justesse la radicalisation
En 2020, l’Association Bayti a initié un programme de lutte contre la radicalisation, basé sur la sensibilisation des familles et des jeunes et l’insertion socioéconomique. Soukaina et Abdelhanine en ont bénéficié. Ils racontent leur expérience.
Soukaina et Abdelhanine ont le même âge, habitent tous deux douar Chama à Ain Chock et ont bénéficié, petits, de l’accompagnement du centre de jour Bayti situé dans leur quartier. Aujourd’hui, le destin les réunit encore, dans le même centre, puisqu’ils sont encadrés, depuis 2020, et bénéficient du programme de prévention de la radicalisation et de la violence sociale à l’égard des jeunes. Initié la même année par Bayti en partenariat avec l’ONG espagnole AIDA et financé par l’Agence espagnole pour la coopération internationale au développement (AECID), ce programme, déployé dans les villes de Casablanca et Tanger, a permis jusqu’à présent à 120 jeunes, dont 25% de filles, de retrouver le chemin de l’école, de se reconstruire et de se prémunir contre le risque de radicalisation.
«Ne pas céder aux sirènes qui mènent à Oukacha»
Soukaina et Abdelhanine en font partie, et ont eu la chance de voir leurs projets d’activité génératrice de revenus sélectionnés par le programme.
Lui passe, cette année, pour la deuxième fois, son Bac SVT. «L’an dernier, j’ai été perturbé, j’ai préparé l’examen mais je n’étais pas bien et pas motivé du tout. Mais cette année, je l’aurai !», pronostique-t-il, enthousiaste. Elle, dont le parcours scolaire s’arrêta, en raison de problèmes familiaux, à la dernière année du primaire, a suivi une formation en coiffure. Sans donner trop de détails, les deux jeunes racontent leur parcours, regrettant avoir perdu quelques années de leur vie avant d’être encadrés par l’Association Bayti qui, confient-ils, leur a tendu la main. Un soutien et une aide salutaires, qui leur a permis de ne pas céder aux sirènes d’un courant qui aurait pu les mener «à Oukacha», souligne Soukaina avec humour. Abdelhanine reconnaît lui aussi volontiers que «l’oisiveté expose à de grands risques de marginalisation et d’isolement. Elle peut pousser les jeunes à faire n’importe quoi et se retrouver dans des engrenages dangereux». Livrés à eux-mêmes, Soukaina affirme que les jeunes sont susceptibles d’être influencés par des personnes pas «toujours nettes» sur la voie de la radicalisation et de l’extrémisme. La précarité et la violence dans le milieu familial aidant, les «recruteurs» rencontrés dans leur quartier se portent en sauveurs. «Ce ne sont pas des gens de notre douar, et ils se proposent d’aider, d’apporter des solutions à nos difficultés, notamment soutenir et financer un projet, une affaire qui va sortir le jeune de la pauvreté», raconte Soukaina qui avoue, par ailleurs, qu’il s’établit alors une «relation de dépendance qui peut avoir de graves conséquences !».
Protéger ses deux frères des mauvaises fréquentations
«Les jeunes, raconte Abdelhanine, sont approchés petit à petit». «Lhayas» (barbus), comme il aime les appeler, commencent, dans un premier temps, par proposer leur aide et des opportunités de travail, avant de passer à l’étape suivante, qui est d’attirer les jeunes et de les endoctriner religieusement, de leur conseiller d’adopter un style de vie déterminé, qui régit notamment la manière de s’habiller, de les enjoindre à ne pas regarder la télévision, ne pas écouter de musique et de prendre de la distance avec leur famille et leurs amis. Des idées que les jeunes, vulnérables, mettent en pratique et commencent même à imposer à leur famille. «On assiste alors à des interdictions en chaîne, qui sont imposées à l’entourage et en particulier aux femmes, notamment les mères et les sœurs», avance Soukaina. Elle, en revanche, n’a jamais porté de voile et elle a eu «une histoire» dont elle évite, avec beaucoup de tact, de parler. Au même titre que son voisin, Abdelhanine qui, tout en parlant de l’impact de certains «Lhayas» sur les jeunes de son quartier, reste flou sur la période où il dit avoir été mal. Confiant et fier de lui, ce jeune de 22 ans se dit chanceux d’avoir été encadré par Bayti. «Oustada Khadija m’a contacté, j’ai hésité et me suis posé des questions sur ce programme et ce qu’il pouvait m’apporter. Aujourd’hui, je ne regrette pas, bien au contraire, je m’estime chanceux». Chanceuse, Soukaina se dit l’être aussi, elle qui a vécu des problèmes familiaux qui l’ont empêchée de poursuivre ses études. Qu’à cela ne tienne, le programme lui a offert une seconde chance.
De fait, celui-ci propose un encadrement des jeunes à travers deux axes : la sensibilisation des populations cibles mais aussi des solutions à mettre en place pour aider les jeunes à s’en sortir et à se réintégrer dans la société. La sensibilisation, elle, se fait directement avec les familles de mineurs en situation de vulnérabilité, dans l’objectif de leur transmettre les outils nécessaires pour adopter les changements d’attitude significatifs. Ce qui permet aux parents, expliquent les encadrants pédagogiques de Bayti, de détecter les changements comportementaux entraînant une augmentation des conflits dans l’environnement social et une modification des habitudes pouvant conduire à une rupture avec la famille et l’environnement d’origine.
Par ailleurs, un guide est diffusé dans tous les centres de protection et maisons de jeunes, les centres associatifs de l’Entraîde nationale, ainsi qu’auprès des familles des quartiers ciblés et sur les réseaux sociaux. Il s’agit, selon Bayti, de donner «des messages positifs de prévention primaire et des informations sur les conséquences psychologiques, morales et sociales de la radicalisation».
Pour les deux jeunes, le message est bien passé. Ils reconnaissent avoir «compris aujourd’hui que le comportement religieux ne doit pas altérer la qualité de vie, les relations avec les autres et surtout ne doit en aucun cas mener à la violence et l’isolement». Partant de sa propre expérience, Abdelhanine estime qu’il faut impérativement sensibiliser la jeune génération. C’est pourquoi il dit surveiller les fréquentations de ses deux petits frères et garder un œil sur leurs échanges téléphoniques. Il leur conseille surtout de poursuivre leurs études pour se faire une place dans la société.
Un salon de coiffure pour dames
C’est ce qu’il s’attelle à faire en cravachant pour décrocher son bac et continuer à développer son affaire avec le soutien du programme de Bayti. Celui-ci propose, dans son volet sur l’insertion sociale, d’accompagner les jeunes qui souhaitent se lancer dans une activité génératrice de revenus suite à une formation portant sur la présentation d’un projet, sur l’idée de projet, sur la réalisation d’une étude de marché, d’une étude technique et financière du projet, l’élaboration d’un business plan, etc.
Au cours de l’année 2021, soixante projets ont ainsi été présentés et parmi les dix sélectionnés, ceux de Soukaina et Abdelhanine. Fier de ce qu’il a réalisé jusqu’à aujourd’hui, Abdelhanine indique qu’au moment du choix de son projet, il n’est pas allé chercher bien loin et s’est contenté de se lancer dans le jardinage, «une activité que je connais très bien, puisque mon père est jardinier et que j’ai toujours travaillé avec lui lorsque je n’allais pas en classe». Grâce à l’encadrement et l’aide financière d’un montant de 10.000 DH octroyée par le programme, le jardinier en herbe a pu développer le business paternel et s’équiper en matériel : «Nous avons plus de travail, nous sommes organisés et avons des plannings, des rendez-vous et le nombre de clients a doublé en une année. Nous sommes passés de 20 à 40 clients, essentiellement des villas, écoles et fermes sur Casablanca et Marrakech». Père et fils se sont partagé les clients: Abdelhanine intervient à Casablanca, alors que le père s’est consacré aux clients basés à Marrakech. De son côté, Soukaina qui rêve d’avoir un jour son propre salon de coiffure, a aussi suivi la même voie que sa mère et s’est lancée dans la vente de pyjamas et lingerie féminine. «Mon projet de salon de coiffure a été refusé, parce qu’il nécessitait plus d’argent. Mais, je ne désespère pas, j’ai développé mon propre business, j’ai mes propres clientes et j’ai amélioré mes techniques de vente grâce aux conseils avisés des formateurs du programme. Aujourd’hui, j’ai une page Facebook et un compte Instagram qui me permettent de toucher plus de clientes».
Soukaina et Abdelhanine se sont reconstruits loin des mauvaises influences, comme ils disent. Aujourd’hui, ils mettent de l’argent de côté et n’ont qu’une seule idée en tête : réaliser leur rêve et aider leurs familles. Un rêve qui semble bien parti pour se concrétiser…