Transparency Maroc, le combat d’une association née dans la douleur

La première association marocaine de lutte contre la corruption fête son quatorzième anniversaire.
Créé en 1996, travaillant en partenariat avec les autorités depuis 1998, elle ne sera reconnue qu’en 2004.
Plusieurs réalisations à  son actif et surtout la création d’une dynamique de lutte contre la corruption.
Deux de ses membres fondateurs siègent au sein de Transparency International.

Le 16 janvier 2010, Transparency Maroc (TM), la première association marocaine de lutte contre la corruption, réunit son assemblée générale ordinaire élective qui a lieu une fois tous les deux ans. Sauf surprise, le secrétaire général actuel, le quatrième depuis la création de cette association le 6 janvier 1996, sera reconduit pour un nouveau mandat de deux ans. Rachid Filali Meknassi emboîterait ainsi le pas à ses trois prédécesseurs qui ont tous accompli deux mandats de deux ans chacun. Ce professeur de droit privé, expert consultant auprès de l’Organisation internationale du travail (OIT), que nous avons rencontré dans son bureau du quartier Agdal à Rabat, n’a pas perdu une once de sa verve et de son optimisme. «Le combat continuera, dit-il, en dépit de la dégringolade enregistrée chaque année du classement du Maroc dans l’indice de perception de la corruption dans le monde. Au moment où au niveau institutionnel et juridique le Maroc enregistre des avancées notables, au niveau de la lutte contre la corruption il reste parmi les cancres de la classe derrière des pays comme le Qatar, les Emirats Arabes Unis ou la Jordanie». Le dernier rapport de Transparency International (TI) rendu public en novembre dernier classe en effet le Maroc au 89e rang avec une note de 3,2, alors que dix ans auparavant il était plutôt dans la moyenne avec une place de 45e.
Si le classement est maigre, sur le terrain, en matière de lutte contre la corruption, force est de constater que la naissance au milieu des années 1990 de la branche marocaine de Transparency fut derrière une dynamique sans précédent de dénonciation et de lutte contre ce fléau. Une dynamique qui s’inscrivait dans le mouvement de défense des droits humains qui se développait à l’époque dans le pays. A une exception près, la genèse d’une association dédiée à ce combat suscitait le courroux du patron du ministère de l’intérieur de l’époque, Driss Basri.
Flash-back : le 6 janvier 1996, dans les locaux d’une entreprise privée, sise au 24 rue de Khouribga, à Casablanca, 400 militants appartenant à différentes activités socioprofessionnelles paraphaient les statuts de baptême de TM. On y trouve des personnalités de premier plan, des cadres, des professeurs universitaires, des avocats, des médecins, dont certains seront appelés quelque temps plus tard à occuper de hautes fonctions. Entre autres, Mahdi El Mandjra, philosophe ; Rachid Belmokhtar, aujourd’hui président de l’Observatoire de l’INDH; Sion Assidon, militant associatif engagé ; Ahmed Ghozali, l’actuel patron de la Haca ; Abdesslam Aboudrar qui s’est vu confier, en août 2008, la présidence de l’Instance centrale de prévention de la corruption (ICPC) ; Omar Azimane, ancien ministre de la justice, ex-ambassadeur, nommé, récemment, à la tête de la toute nouvelle Commission consultative de la régionalisation ; ou encore l’humoriste Ahmed Snoussi, alias Bziz.

Interdit de tenir son assemblée constitutive dans un lieu public, TM se tourne vers un lieu privé

Des sensibilités différentes dont le dénominateur commun était la volonté farouche de lutter contre cette corruption qui gangrène -et continue à le faire- la société marocaine.
Des divergences vont pourtant apparaître dès le début, à l’occasion de l’élection du premier conseil national de l’association. Et pour cause, le débat, raconte un membre fondateur, a dégagé deux façons de mener le combat contre la corruption. La première s’inscrivait dans la philosophie de Transparency International : lutter contre la corruption,  avec tous les moyens et en collaboration avec les institutions du pays s’il le faut, mais pas de dénonciation nominative ni de poursuites judiciaires. La seconde, elle, était le fait de jusqu’au-boutistes : l’association devrait nommer les responsables de la corruption, voire se constituer partie civile en cas de poursuite judiciaire. Mais, surprise, lors du scrutin pour l’élection du conseil national, ce sont les défenseurs de la première option qui avaient obtenu la majorité des voix. Certains membres fondateurs, dont Mahdi El Mandjra, crient alors au complot, et claquent la porte. «L’élection était parfaitement démocratique, poursuit notre source, et par-delà les positions des uns et des autres, nous nous sommes aperçus, après le décompte des voix, que ce sont ceux qui avaient travaillé dès le départ à la constitution de l’association qui ont obtenu la majorité. Avec le recul, j’avoue que nous n’avons pas su gérer ces contradictions a priori. Le mieux, pour éviter ce clash, aurait été peut-être de favoriser une représentativité dans les organes dirigeants de TM, de toutes les sensibilités exprimées lors de cette assemblée constitutive».
Au-delà de ce départ chahuté, une question se pose : Pourquoi un lieu privé pour réunir l’assemblée constitutive d’une association, au lieu d’un lieu public ? Pour une raison simple, se rappelle Rachid Filali Meknassi. «Cette assemblée générale, nous devions la tenir déjà aux mois de juin et juillet 1995, dans un lieu public dûment autorisé, sauf que le ministère de l’intérieur nous a refusé justement cette autorisation». Il faut dire que l’on était en pleine campagne d’assainissement menée tambour battant par un Basri au faîte de sa puissance, et la création d’une association livrant ouvertement un combat contre la corruption suscitait suspicion de la part des pouvoirs publics. D’autant que si TM ouvrait ses bras à tous ceux qui adhéraient au même objectif, elle posait comme condition essentielle la préservation de «l’indépendance par rapport à toute institution économique, politique ou idéologique, publique ou privée».
Mais, contourner le refus de tenir l’assemblée constitutive de TM dans un lieu public autorisé et le faire dans un lieu privé ne signifiait pas travailler dans l’illégalité au vu de la loi marocaine. Il suffit de déposer les statuts au tribunal en échange d’un récépissé pour créer une association au Maroc, le régime en la matière étant très libéral, sauf que dans le cas de TM les autorités avaient refusé justement de délivrer ce fameux récépissé. Est-ce que cela signifie que l’association travaillait dans l’illégalité ? «Au contraire, nous agissions en conformité avec la loi, c’était le ministère de tutelle qui, lui, se plaçait hors du cadre de la loi», se rappelle Sion Assidon, membre fondateur de TM (son premier secrétaire général) et membre actuel de son conseil national.
Comme couverture, TM n’avait pas trouvé meilleur parapluie que de mener ses actions au grand jour, au nez et à la barbe du ministre de l’intérieur, au sein d’un tissu associatif composé d’une cinquantaine d’ONG marocaines. «Les premières années de notre création, nous menions en même temps une bataille juridique et un combat anti-corruption sous le parapluie de ce réseau associatif. Nos contacts avec l’administration se faisaient sous cette couverture», se rappelle M. Filali.
Cette situation ubuesque a duré huit ans, car ce n’est qu’en 2004 que TM obtint le récépissé qui lui permettait d’agir sans aucune entrave. Mais l’absurdité ne s’arrête pas là. En 1998, deux ans après sa constitution, voilà que le gouvernement d’alternance alors mené par les socialistes par le biais d’un certain Ismaïl Alaoui, ministre de l’éducation nationale, convie TM à signer une convention avec lui. En somme, un gouvernement qui reconnaît son existence et un ministre (Driss Basri) au sein de ce même cabinet qui la refuse.
 
La commission de lutte contre la corruption qui devient commission de moralisation de la vie publique

Il faut dire qu’à l’époque, nombre d’organismes internationaux, dont la Banque Mondiale, soutenaient la cause de la lutte contre la corruption, ce qui obligeait les pouvoirs publics à revoir leur position et admettre de composer, malgré quelques poches de résistance, avec la société civile. A telle enseigne qu’en 1999, le PNUD, avec l’appui de la BM, tient un premier séminaire à Casablanca avec les représentants de l’administration marocaine et ceux la société civile, où TM y figurait en bonne place.
Le séminaire se solde par la création d’une commission de lutte contre la corruption où se trouvent côte à côte administration, opérateurs économiques et société civile. TM y siégeait, ironie du sort, aux côtés des représentants du ministère de l’intérieur. La commission, rappelons-le, était présidée par Ahmed Lahlimi, ministre des affaires générales du gouvernement de l’époque. «Etre dans cette commission avait constitué une grande victoire de TM. Sauf qu’au lieu de travailler et mener des actions concrètes pour lutter contre la corruption, ce que nous souhaitions, les ministres qui venaient s’exprimer devant la commission tenaient des discours relevant de la langue de bois sans aucune vision ou volonté réelles», relate M. Filali Meknassi. Pire, ironise-t-il, appelée à l’origine «Commission de lutte contre la corruption», cette dernière change un jour de nom, au grand étonnement des représentants de TM, pour devenir, «Commission de moralisation de la vie publique». «Le message était clair et il n’y avait plus qu’une seule issue : démissionner. Ladite commission finira d’ailleurs par devenir une coquille vide».
Récépissé ou pas, TM ne baissera pas les bras. Séminaires, tables rondes, rapports et publications sur la corruption se multiplient, si bien que l’association finit pas s’imposer sur l’échiquier de la société civile en tant qu’interlocuteur crédible des pouvoirs publics. Son travail de lobbying mené pendant cinq ans pour la ratification par le Maroc de la Convention internationale de lutte contre la corruption a été payant : ladite ratification se fera en 2007 et l’ICPC verra le jour un an plus tard. TM y est représentée de droit. Dernière victoire en date remportée par cette dernière : la reconnaissance, en 2009, par décret, de son statut d’utilité publique, mais seulement cinq ans après en avoir formulé la demande.
L’association créée dans la douleur finira pas s’imposer même au plan international : Sion Assidon et Azeddine Akesbi, parmi les fondateurs, deviennent membres actifs qui participent au vote au sein de l’assemblée générale de Transparency International. Le premier a été même désigné membre de son conseil d’administration et président de la commission d’attribution du prix de l’intégrité à l’échelle mondiale. «C’est une exception et une reconnaissance à l’échelle mondiale pour TM. Et nous nous félicitons d’être une association aux ressources humaines qualitativement de haut niveau», commente M. Filali (voir encadré).