Alcoolisme ? au Maroc ?

Selon une étude menée
sur un échantillon
de Casablancais de sexe masculin, 10,2% boivent de l’alcool, dont 4,6%
sont dépendants.
L’alcoolisme est une maladie et peut se soigner mais peu de patients
font la démarche auprès d’un psychologue ou d’un psychiatre.
Difficile d’avouer son addiction au Maroc car
la société est très culpabilisante. Il n’existe aucune
prise en charge sociale ou médicale.
A Casablanca, dans une rue populeuse, que les buveurs appellent «boulevard du vin», au milieu d’une enfilade de bistrots, où l’on picole jusqu’à plus soif dans une atmosphère saturée de chaleur, de poussière et de relents de vinasse, se distingue un bar à l’air engageant. Qu’il vente, pleuve ou fasse chaud, Hakim s’y rend immanquablement à midi. Dès qu’il s’installe sur son tabourer favori, des amis le rejoignent. En leur compagnie, il siffle quelques bières dans une joie manifeste pimentée de bons mots, de saillies et de commentaires de l’actualité. Car cet enseignant fort estimé ne manque ni d’esprit ni de lettres. Aussi, est-il toujours très entouré. Le moment de l’apéro étant passé, le bar se dépeuple. Hakim qui, visiblement, exècre la solitude, en profite pour piquer un somme, toujours perché sur son tabouret. Spectacle attrayant que savourent les pochards oisifs. Une autre vague de soiffards déferle. Hakim se réveille. Il est frais comme un gardon. Fidèle à la bière, il s’en envoie une grande quantité derrière la cravate qu’il ne porte pas. Les habitués s’en vont aussitôt qu’ils ont leur dose, lui, il fait partie du dernier carré, de la garde qui ne se rend pas aux sommations que lui adressent les «ennemis de la vie», selon son expression. Trois ou quatre vodkas pour corser le tout, note comprise, puis Hakim, titubant, daigne, enfin, à son corps défendant, évidemment, s’arracher à son tabouret.
Le personnage incarne ce qu’il est convenu d’appeler «pilier de comptoir», mais est-il pour autant accro à l’alcool ? Hakim s’en défend : «Il est vrai que j’aime la bouteille. Mais je ne permets à personne de me considérer comme un alcoolo. Parce que je ne lui suis pas. Je peux le prouver, en arrêtant la boisson si le cœur m’en dit. Je ne le veux pas pour l’instant. J’ai besoin de rencontrer des gens et de partager avec eux des moments de plaisir. Le bar est le seul endroit où cela est possible».
Sebbar, lui, fuit les bars, qu’il ne trouve pas à sa convenance. «Il n’y a que les vrais ivrognes qui les fréquentent», affirme-t-il. Cet artiste préfère s’empoisonner dans le secret de son atelier. Le matin, il se fait livrer une douzaine de bières, qu’il ingurgite tout en peignant. A l’heure du déjeuner, il accompagne son repas d’une bonne bouteille de vin. Après, il s’accroche une sieste, manière de cuver son vin. Ensuite, il reprend la peinture et la bière. Le soir, quand il rentre chez lui, c’est au whisky qu’il fait honneur, en solo, parfois avec des amis. «J’aime varier les plaisirs. C’est pourquoi je change de boisson selon les moments de la journée», nous dit Sebbar. Mais s’il aime à se vanter de ses exploits «éthyliques», il prend la mouche quand on lui colle l’étiquette de «soûlaud». «Au Maroc, on a la manie de traiter les buveurs d’ivrognes finis. Ce n’est pas parce que je prends quelques verres dans la journée que je suis forcément un soûlard. Si je l’étais, je serais incapable de m’abstenir de boire pendant le mois de Ramadan. Or, je pratique le jeûne, et cette abstinence ne produit aucun effet sur moi», proteste-t-il.
Cesser épisodiquement de boire est une caractéristique du buveur marocain. Hicham, cadre bancaire, alterne périodes de sobriété et celle d’intenses beuveries. «A la faveur de Ramadan, j’arrête de fumer et de boire. Je prolonge mon abstinence pendant deux ou trois mois après l’Aïd, sans que je ressente cela comme une privation. Puis l’envie me prend de re-boire et de re-fumer. Et là, je fais fort. Trois ou quatre paquets de cigarettes par jour et cuites régulières», confesse-t-il.
Etre capable d’auto-sevrage momentané, tel est l’argument brandi par le buveur face à l’accusation d’alcoolisme. C’est un leurre, soutient le psychiatre Mohamed Hachim Tyal : «Les gens sont induits en erreur par la représentation conventionnelle de l’alcoolique, selon laquelle seule l’est une personne qui, dès son réveil, prend son whisky ou son vin avant d’entamer sa journée. Ce qui signifierait qu’un individu qui ne correspond pas à ce profil ne serait pas alcoolique. Ce n’est pas exact. Beaucoup se permettent de boire immodérément sans se sentir alcooliques, sous couleur de pouvoir se priver d’alcool pendant le mois de Ramadan. Sauf qu’au terme de celui-ci, ils replongent. Ils ne sont pas alcooliques d’après la représentation classique, mais ils souffrent d’un alcoolisme particulier, celui du bon musulman».
Au Maroc, pour des motifs religieux, l’alcool n’est pas une pratique très répandue, mais ceux qui s’y adonnent le font souvent de façon intempérante. On n’en connaît pas le nombre précis, faute de statistiques dûment établies. Mais l’étude menée, en 2000, par le Centre psychiatrique Ibn Rochd sur un échantillon de Casablancais de sexe masculin, constitue un indice intéressant. Elle révèle que 10,2 % de l’échantillon sont des personnes qui boivent occasionnellement ou régulièrement, dont 4,6% sont dépendants. Du cadre qui absorbe une infinité de whiskies dans un bistrot chic au paysan qui s’offre une caisse de bière dans une taverne miteuse, en passant par le journaliste carburant à l’anisette et au prolo biberonnant sa piquette, tous les milieux sont concernés. Et les deux sexes, dans une proportion inégale.
Les hommes boivent plus que les femmes sans doute parce qu’ils intériorisent la douleur
Sur la dizaine de «patients» que le docteur Tyal reçoit mensuellement en consultation pour ce problème, 1/3 sont des femmes. «L’alcoolisme touche davantage les hommes que les femmes, pour la simple raison que celles-ci ne s’adonnent pas beaucoup à la boisson. Socialement, on accepte qu’une femme exprime sa douleur, pleure. L’homme, lui, doit manifester sa virilité. Du coup, il a tendance à avaler sa souffrance, à intérioriser. L’alcool est peut-être une réponse à ce besoin», explique la psychologue Ghita Mseffer.
Est-ce le désir de transgression de l’interdit religieux qui incite les buveurs marocains à adorer la dive bouteille ? Ghita Mseffer récuse cette hypothèse : «Quand on ressent le besoin de transgresser, on le fait sans se faire du mal, plutôt en faisant du mal à autrui. Or, le buveur a un comportement d’auto-agressivité. Il se détruit, il se fait du mal à lui-même». De fait, rares sont ceux qui éprouvent un sentiment de péché. Boire, pour eux, ne revient pas à commettre l’illicite. Avec une certaine mauvaise foi, ils ne retiennent du Coran que le verset 43 de la sourate IV: «Vous qui croyez, n’approchez la prière ni en état d’ivresse, avant de savoir ce que vous dites, ni en état d’impureté…». Recommandation que certains appliquent à la lettre : ils ne se mettent à boire qu’après avoir accompli la prière vespérale. Selon le Dr Tyal, la relation des Marocains à l’alcool est dictée, comme partout, par la recherche d’une sensation de bien-être. Ghita Mseffer n’en disconvient pas, et ajoute : «Les traits de personnalité des buveurs invétérés sont : l’immaturité, le sentiment d’insécurité et l’intolérance aux frustrations. Ce sont souvent des personnes qui ne supportent pas qu’on leur dise non. Ce sont aussi parfois des gens qui ont eu une enfance douloureuse. Pour en effacer les stigmates, ils s’enivrent».
Aucune association, aucun service médical spécialisé pour les aider
L’alcoolisme est une maladie, et en tant que telle, elle est guérissable, à condition que celui qui en souffre n’atteigne pas l’irréparable. Mais peu de Marocains sautent le pas pour s’en guérir, même s’ils ont déjà franchi le miroir. Et quand ils le font, ils abordent leur problème de manière détournée, nous disent les deux spécialistes consultés, ne s’avouant jamais alcooliques mais exposant plutôt les difficultés familiales ou professionnelles liées à leur intempérance.
Quand à la société, elle se plaît à les condamner, à les rejeter sur ses marges, à les mépriser. Elle ne se soucie pas de leur souffrance. Pas la moindre association antialcoolique, pas de centre hospitalier conçu pour les alcooliques, rien, seule l’indifférence culpabilisante.
A la faveur de la nuit, le bar du «boulevard du vin» se transforme en une cathédrale misérable de la consolation. Hakim, le mal nommé, continue à y célébrer les mystères de la vie à grand renfort de bouteilles de bières, dont l’assemblée ressemble à un jury. Vissé à son tabouret, il ne prend pas garde à la chute.