Pouvoirs
USFP vs Istiqlal : la guerre des mémoires reprend de plus belle
Lettres de Allal El Fassi et mémoires de Abderrahim Bouabid sont dévoilés de part et d’autre.
Les négociations pour l’Indépendance sous le feu des projecteurs.
De nouvelles publications prévues au cours des mois à venir.

Décidément, 2006 aura été l’année des révélations historiques pour la Koutla. Après les mémoires du défunt leader de l’USFP, Abderrahim Bouabid, c’est au tour de la Fondation Allal El Fassi, proche de l’Istiqlal, de publier Rassa’il tach’hadou ala al tarikh (Lettres témoignage de l’histoire), une compilation de lettres de son tout premier président, Allal El Fassi. Cet ouvrage, qui devrait atterrir dans les bacs des librairies dans les semaines à venir, comprend une série de lettres traitant de thèmes aussi divers que le Dahir berbère, l’ouverture du bureau du Maghreb arabe au Caire, la présentation du dossier marocain aux Nations Unies, ou encore les pressions exercées par la Résidence générale sur le Sultan Mohammed V dans les années 1950.
Il ne s’agit là, bien sûr, que des transcriptions de quelques-uns des nombreux manuscrits laissés par Si Allal. Exilé au Gabon de 1937 à 1946, Allal El Fassi avait passé neuf ans en Egypte, alors quartier général de la diaspora nationaliste maghrébine, explique Rita Aouad, historienne. Dix-huit années passées presque continuellement hors du pays, sans affaiblir son activisme politique, marqué par ses contacts écrits avec de nombreuses personnalités de l’époque, aussi bien marocaines qu’internationales, telles que Chakib Arsalane, Mehdi Benbarka, Mokhtar Essoussi ou encore le Roi Farouk d’Egypte.
La diversité de la masse épistolaire qui en aura résulté a particulièrement compliqué le travail des chercheurs dans la mesure où, si l’ancien leader de l’Istiqlal avait conservé les brouillons de certaines lettres, une bonne partie a dû être récupérée auprès de leurs destinataires ou de leurs descendants. Résultat : les recherches sont toujours en cours, le nombre de lettres existantes n’est toujours pas connu avec précision, même si la Fondation en possède déjà suffisamment pour les répartir en trois axes – politique, social et culturel -, chacun pouvant donner lieu à un ou deux livres, explique Cheiba Ma El Ainine, directeur de la Fondation Allal El Fassi.
Le premier à être publié, 50e anniversaire de l’Indépendance oblige, traite du contexte qui a précédé cette dernière, et, entre autres, des négociations d’Aix-les-Bains, explique-t-on à la fondation. Drôle de coïncidence tout de même : cette publication intervient à moins d’un mois de l’édition de la deuxième partie des mémoires de Abderrahim Bouabid qui, avant de fonder l’USFP, avait, en tant que représentant de l’Istiqlal, fait partie de la délégation d’Aix-les-Bains.
Fallait-il négocier pour le Maroc tout seul ou pour tout le Maghreb ?
Flash-back. De 1953 à 1955, l’exil du Sultan Mohammed V à Madagascar entraîne une forte hausse des tensions dans le Royaume. Les révoltes secouent le pays. Les ripostes des autorités et des milices aussi. Des sympathisants français de la cause marocaine sont assassinés, à l’instar de Jacques Lemaigre-Dubreuil, ou expulsés du pays. Intérêts économiques obligent, le lobby français au Maroc fait tout pour maintenir le nouveau Sultan Ahmed Ben Arafa au pouvoir, mais face à la colère des Marocains, l’idée du recours à un «troisième homme», qui ne soit ni feu Mohammed Ben Youssef ni Ben Arafa, fait son chemin. Les nationalistes de l’Istiqlal opposent un non catégorique. A l’époque, ces derniers sont considérés comme des extrémistes et des terroristes, contrairement aux militants du PDI, plus modérés. Toutefois, la situation fait bientôt de l’Istiqlal un interlocuteur-clé pour les autorités françaises. C’est à l’occasion de la nomination d’un nouveau Résident général, Gilbert Granval, que le parti indépendantiste entame ses contacts avec les autorités françaises à Aix-les-Bains (22 au 27 août 1955). Si l’Istiqlal s’est imposé comme acteur-clé des négociations pour l’indépendance, le parti a cependant failli y laisser sa peau : «Les tensions étaient très vives entre Allal El Fassi et les personnes qui se trouvaient à Aix-les-Bains, et avec Ahmed Balafrej», indique Rita Aouad (voir encadré). En effet, au sein de l’Istiqlal, la situation est compliquée par l’éloignement entre les membres du parti: entre la prison et l’exil plus ou moins volontaire, militants et dirigeants ont du mal à rester en contact.
Les tensions sont animées par une profonde rivalité entre Allal El Fassi, à l’époque en Egypte, et le secrétaire général du parti, Ahmed Balafrej, qui se trouve en Suisse. Les Algériens, qui ont peur de se retrouver isolés dans leur lutte, et les Egyptiens, à l’époque partisans de la lutte armée, ajoutaient leur grain de sel dans le débat. Les négociations allaient, bien sûr, entraîner le retour du Roi Mohammed V en novembre 1955, mais le fait d’attendre plus longtemps, comme le prônait Allal El Fassi, aurait-il permis au Maroc d’éviter le problème actuel du Sahara ? Aurait-il perdu moins de territoires au moment du tracé de ses frontières post-coloniales?
Grâce à la publication quasi simultanée des écrits de deux acteurs essentiels de l’époque, une lumière nouvelle devrait être portée sur les tenants et les aboutissants des positions qui auront eu un impact majeur sur le Maroc d’aujourd’hui. D’autres ouvrages devraient suivre par ailleurs, la Fondation Abderrahim Bouabid devant bientôt publier une troisième partie des mémoires de ce dernier, traitant de la période comprise entre octobre et novembre 1955, soit l’époque du retour d’exil de Mohammed V.
Pendant ce temps, la Fondation Allal El Fassi prévoit de publier de nouveaux recueils de lettres tous les ans à l’occasion de l’anniversaire de la mort du président de l’Istiqlal. Au-delà des accusations mutuelles de manipulation de l’histoire, les deux parties viennent apporter une clarification bienvenue au débat, et les lecteurs en redemandent. La preuve : la première partie des mémoires de Bouabid est déjà en rupture de stock. A quand les mémoires de Mahjoubi Aherdane ou de Abdelkrim El Khatib ?.
Au-delà des accusations mutuelles de manipulation de l’histoire, les écrits de Allal El Fassi et Abderrahim Bouabid suscitent l’intérêt et la première partie des mémoires de Bouabid est déjà en rupture de stock.
|
||
La rencontre d’Aix-les-Bains marquera le début de la décolonisation, mais suscitera aussi un violent débat au sein de l’Istiqlal : Allal El Fassi et une bonne partie de l’Istiqlal refusent de négocier autre chose qu’une indépendance immédiate. En face, certains, dont Abderrahim Bouabid, préfèrent être présents à Aix-les-Bains, histoire de «ne pas laisser la place à d’autres partis, notamment les nationalistes dits modérés comme les gens du PDI. Il s’agissait d’abord de devenir un interlocuteur du gouvernement français», ajoute Rita Aouad. La rencontre devait également permettre de redorer l’image du parti dans l’esprit de l’opinion française. Allal El Fassi était-il mal informé, comme Abderrahim Bouabid le déduit implicitement dans ses mémoires ? En tout cas, sa réaction n’allait pas tarder. «Il a reproché aux gens qui avaient participé aux négociations d’avoir un peu bradé l’Indépendance du Maroc, c’est-à-dire d’avoir négocié des étapes pour cette dernière alors que lui voulait qu’elle se fasse sur le champ, avec une indépendance immédiate», souligne Rita Aouad. «Et surtout, ce que Allal El Fassi voulait, c’était qu’on négocie l’indépendance conjointe des trois pays du Maghreb en même temps». En effet, avec Aix-les-Bains, non seulement le Maroc avait suivi l’exemple tunisien en négociant séparément des autres pays du Maghreb, mais, en plus, ses discussions ne concernaient en fait que les zones colonisées par la France, ce qui laissait de côté à la fois le Nord et le Sahara. |
