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Pouvoirs

Que valent les sondages d’opinion politiques au Maroc ?

Le domaine n’est pas réglementé, un projet de loi y afférent qui date de 2006 n’a jamais vu le jour. Les résultats des sondages sur les intentions de vote ne sont presque jamais confirmés par les urnes. Le PJD qui surfait sur la vague quand ils le donnaient populaire commence à  dénoncer leur pertinence.

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politiques Sondages 2015 03 06

C’est une récurrence dans le discours du parti au pouvoir. Aucun responsable du parti islamiste ne se prive de rappeler, à chaque détour de phrase, à quel point les sondages confirment la popularité du parti. Encore balbutiante en fin des années 90 du siècle dernier, la culture des sondages d’opinion a fait, aujourd’hui, son ancrage dans le discours politique. Le PJD, lui-même, a découvert les bienfaits des sondages d’opinion déjà en 2006. L’Institut international républicain (IRI), un organisme américain censé œuvrer pour la démocratisation et de la promotion des libertés publiques dans le monde, avait réalisé une enquête d’opinion qui a donné le PJD largement vainqueur des élections de 2007. Il a été accrédité de 47% des intentions de vote. Bien sûr, le scrutin a fini par démentir les sondages de l’institution américaine (le PJD ayant été classé 2e avec 10,9% des voix et 46 sièges sur 325), mais n’en a pas moins donné un élan au parti et à son organisation et l’a placé au centre du débat politique pendant un certain temps. Pareille publicité, ce n’est pas donné à n’importe quel parti, surtout à moins d’une année des élections législatives, les plus intègres et transparentes à cette date dans l’histoire du Maroc. C’est de cette époque que date la première tentative sérieuse de réglementer ce secteur encore largement handicapé par un vide juridique patent. L’Istiqlal avait, en effet, déposé sa première proposition de loi portant organisation des sondages d’opinion à caractère politique et électoral. Le texte n’a jamais été programmé pour débat en commission, première phase du circuit législatif. Nous sommes encore dans l’ère de la Constitution de 1996 et le gouvernement qui avait la prééminence législative (c’est lui qui décide de ce qui va être programmé pour débat parlementaire en fixant l’ordre du jour des travaux de l’institution législative), n’a pas jugé utile d’ouvrir le débat sur la question. Ce n’est que sept ans plus tard que le texte, déposé à nouveau par la même formation, a été programmé pour débat. C’était le 22 janvier 2014 dans le cadre de la commission de l’intérieur à la première Chambre. Depuis, il n’a jamais franchi cette première étape. C’est également vers fin 2006, alors que cette pratique a commencé à déborder, que le gouvernement a tenté de remettre de l’ordre dans le secteur. Un projet de loi (60-06) a même été adopté en conseil de gouvernement (le 30 novembre 2006, sous le gouvernement de Driss Jettou), mais n’a jamais trouvé, lui non plus, le chemin de l’adoption parlementaire. Il faut dire que le texte a suscité une polémique sans précédent et le gouvernement a été accusé de vouloir restaurer la censure en proposant un projet de loi qualifié alors de «liberticide».
En attendant, un début
de réglementation
Pourtant, le texte devait instituer une «Commission de déontologie des sondages» auprès de la Primature, qui devrait être présidée par le Secrétaire général du gouvernement et qui comprendra quatre ministres en plus de trois professionnels du secteur. C’est cette commission qui devait être notamment habilitée à saisir la justice en cas de transgression de la loi sur les sondages, mais également à recevoir les plaintes des personnes ou entités s’estimant lésées. Elle devait également veiller, grâce à de multiples mécanismes, à la loyauté et l’objectivité des sondages (d’opinion, mais aussi à vocation commerciale). Ce projet de loi devait également réglementer les sondages accompagnant les échéances électorales concernant les référendums, les deux Chambres du Parlement, les élections générales et les élections professionnelles. L’un de ses articles stipule d’ailleurs qu’il est interdit de procéder à des sondages d’opinion 15 jours avant le début de la campagne électorale officielle et durant la période de cette dernière. Ce projet de loi devait interdire même le fait de commenter, par toutes sortes de voies, les résultats des sondages «électoraux». C’est cette partie du texte qui a été retenue et reproduite dans les lois électorales. En effet, l’article 115 de la loi 57-11, promulguée en juillet 2012, relative aux listes électorales et aux opérations référendaires et à l’utilisation des médias et moyens publics dans les opérations électorales, sanctionne les sondages d’opinion, mais seulement pendant les campagnes électorales. Ainsi, et selon cet article, «il est interdit de réaliser des sondages d’opinion ayant un rapport direct ou indirect avec un référendum, des élections législatives ou des élections de conseils de collectivités territoriales ou de Chambres professionnelles pendant la période allant du quinzième jour précédant la date fixée pour le début de la campagne référendaire ou de la campagne électorale, jusqu’à la fin des opérations de vote».
Cette loi interdit également de publier, par quelque moyen que ce soit, durant cette période, «les résultats de tout sondage d’opinion ayant un lien direct ou indirect avec un référendum ou avec l’une des élections précitées ou des commentaires y afférents». En cas d’infraction, le législateur sévit durement. Ainsi, des peines d’un mois à un an d’emprisonnement et d’une amende de 50 000 à 100000 DH sont prévues. Plus quand l’auteur de l’infraction est une personne morale (l’amende est portée à 200 000 DH).
En somme, à part cette dernière mention explicite, dans la loi, relative aux sondages d’opinion pendant l’opération électorale, le corpus juridique marocain ne prévoit aucune autre forme de réglementation en dehors des lois du 16 juin 1971 et du 5 août 1968 et concernant la collecte, par des organismes publics, de données relatives à la population, entre autres.
La volte-face des islamistes
Cela n’empêche pas les établissements spécialisés ou leur commanditaire de réaliser, régulièrement, des sondages d’opinion de nature politique et qui portent essentiellement sur l’action du gouvernement, sa popularité, les activités de l’opposition et sur la scène politique, avec ses partis et ses acteurs, en général. En ce sens, un sondage réalisé chaque six mois par un confrère de la place suit la popularité du chef du gouvernement. Celle-ci, soit dit en passant, et selon ces sondages, va décroissant, elle était de 88% en 2012, est passé à 64% en 2013 pour atteindre 45% à la fin de l’année dernière. Un autre sondage qui se positionne en tant que «baromètre politique» retrace l’évolution de l’opinion des Marocains par rapport aux questions politiques et sociales tout en consacrant également une partie de ses questionnaires à la popularité du chef de gouvernement. Laquelle est passée en 18 mois de 68% en 2013 à 51% à fin 2014. Le PJD, directement concerné par cette chute de l’indice de confiance, n’a pas manqué de remettre en cause les techniques de sondage et le panel choisi pour réaliser cette enquête d’opinion. Pour les islamistes, le premier sondage se fait par téléphone et le second par internet et donc dans les deux cas, l’échantillon concerné «ne représente aucunement la population marocaine». Cela dit, ils n’y trouvent rien à redire quand ces mêmes sondages leur prévoient un avenir électoral radieux et, en même temps, accrédite les partis de l’opposition et leurs chefs des taux de popularité les plus bas. Cela dit, ce ne sont pas les seuls sondages d’opinion réalisés au Maroc, mais les outils restent pratiquement les mêmes. Et dans tous les cas, affirme Tarik Tlaty, président du Centre marocain des études et de recherches stratégiques (CMERS), «les sondages d’opinion politiques doivent répondre à certains critères et normes mondialement reconnus en sciences politiques. Malheureusement, l’écrasante majorité des sondages réalisés régulièrement au Maroc ne répondent à aucun de ces critères. Les sondages sont souvent des contre-déclarations, faites dans une finalité de surenchère politique».
Sondage et contre-sondage
Pour preuve, «quand un sondage affirme que la popularité d’Abdelilah Benkirane est en déclin, un autre sondage (souvent commandité par son entourage) s’empresse de démontrer le contraire et prouver que le chef du gouvernement et son parti sont toujours aussi populaires, sinon plus, qu’à la veille des élections du 25 novembre. On peut donc dire que ce que nous présentons comme sondage d’opinion politique ne sont que des déclarations et affirmations qui rentrent dans le cadre de la mobilisation électorale permanente pour le parti au pouvoir».
Ce constat n’est pas récent. En 2002 déjà, deux sondages ont déclenché une polémique et laissé place à un grand débat sur la question. Les deux sondages ont été réalisés par le même institut de sondage (un établissement français ayant une antenne locale au Maroc), pour deux commanditaires différents pour dire une chose et son contraire. Le premier a été réalisé au profit de l’Association Maroc 2020, créée et présidée alors par Ali Belhaj, actuel dirigeant du PAM, au demeurant fondateur d’un parti politique, Alliance des libertés (ADL), fusionné avec le PAM en 2008. Il en résultait, entre autres, que les Marocains ne s’intéressaient pas aux partis politiques (3,7% ont déclaré être militants de partis et 8,7% en sont sympathisants). Les partis, principalement de la Koutla, avaient crié, alors, au scandale, accusant les commanditaires du sondage de «mener une guerre contre les partis politiques afin de les décrédibiliser auprès des citoyens». Le second sondage réalisé au profit d’«Al Ahdath Al Maghribia» par le même institut mais auprès d’un panel réduit est venu réhabiliter des partis politiques et a même crédité l’USFP (alors au gouvernement) de 27% des intentions de vote contre 18% pour l’Istiqlal. Mais, au-delà de cette problématique, se pose la question si ces sondages influencent vraiment l’opinion publique. On est tenté de répondre par la négative, vu que les élections viennent souvent contredire leurs résultats. Cela étant, dans les sondages d’opinion politique au Maroc se pose également, et avec acuité, la question de la représentativité de l’échantillon choisi. «La question du panel se pose sérieusement. On ne peut pas faire un sondage auprès d’un millier de Casablancais ou, au mieux, auprès des habitants de certaines grandes villes pour dire que l’échantillon sondé est représentatif du peuple marocain», tranche Tarik Tlaty.
Question de représentativité
Il faut préciser, par ailleurs, que même si l’institut de sondage, ou autre organisme, fait montre d’une rigueur irréprochable pour que son échantillon soit le plus représentatif possible de la population marocaine dans toute sa diversité, au moment du vote, ce sont seulement ceux qui sont inscrits sur les listes électorales qui peuvent s’exprimer. Et l’on sait très bien que, malgré les efforts consentis dernièrement aussi bien par l’Administration que par certains partis politiques, à peine deux tiers, sinon moins, des électeurs potentiels sont inscrits sur ces listes. D’un autre côté, et les chiffres le montrent également, alors que la population urbaine est légèrement supérieure à celle rurale, en matière des élections, le monde rural enregistre 76% du poids électoral.
En chiffres, pendant les élections de 2009, près de 21 100 conseillers communaux ont été élus dans le monde rural, contre seulement 6700 dans les centres urbains (soit 24% des sièges). Le découpage électoral en vigueur veut également que le poids électoral de la population varie en fonction des régions. Alors qu’il suffit de recueillir quelques milliers de voix pour remporter un siège au Parlement dans une circonscription, il en faut des dizaines de milliers dans une autre suivant la région dans laquelle on se trouve. Bien sûr, le Parlement vient d’adopter, et c’est l’un des premiers textes électoraux, une loi portant les principes généraux du découpage électoral qui est censée réduire ces écarts. Dans tous les cas, le principe des listes électorales, qui semblent avoir encore une longue vie devant elles malgré la ferme opposition des nombreux acteurs politiques, combiné au découpage électoral et aux pratiques électorales en général font que les sondages d’opinion, aussi grande soit leur précision, n’arrivent jamais à prédire le comportement des électeurs. Autrement dit, un parti donné favori pour les sondages la veille des élections n’en sort pas forcément vainqueur. A cela s’ajoute l’impact très limité de ces sondages sur l’opinion publique vu que sa portée ne va presque jamais au-delà de certains cercles très limités. Les médias publics n’en parlent pas, en tout cas pas assez, ce qui limite leur influence.
Il n’en reste pas moins, note ce professeur de sciences politiques, que «ces sondages d’opinion ont parfois un objectif précis : soit relever le nom d’une personnalité politique et la mettre sous les projecteurs dans le but de l’affaiblir sinon de la “tuer” politiquement. Ou alors orienter l’opinion publique vers une direction de vote, quitte à lui fournir des informations statistiques erronées». Et c’est là l’un des effets pervers de ces pratiques. Ce qui fait dire à notre interlocuteur que «ce genre de sondage d’opinion politique perturbe l’opinion publique, fausse le jeu politique et déprave la scène partisane». Aussi, suggère-t-il, «il faut un certain contrôle de la part du ministère de l’intérieur qui est l’autorité de tutelle, pour mettre de l’ordre dans tout cela». Cela doit rentrer, selon lui, dans le cadre de la protection des élections et de leur intégrité. Et bien entendu, dans l’attente d’une loi qui organisera ce domaine.