Pouvoirs
Comment une banale enquête a débouché sur un réseau terroriste
C’est en surveillant puis en interrogeant Abdelkader Belliraj que la police a remonté la filière.
Selon l’Intérieur, Moâtassim, Regala et Marouani n’ont pas rompu avec la violence et étaient au courant des actes planifiés.
Les armes, entrées par Sebta et Mellilia, ont été achetées auprès de l’AIS algérienne en Belgique.

Plus d’une semaine après la sortie du ministre de l’intérieur, au cours de laquelle il annonçait le démantèlement d’une cellule à visées terroristes, la découverte d’un stock d’armes et l’arrestation de 35 personnes dont six acteurs politiques, l’incompréhension persistait dans l’opinion publique. Du scepticisme également, alimenté par la presse, qui ne met certes pas en doute l’existence des armes mais s’interroge sur les liens existant entre les responsables du parti Al Badil Al Hadari, ceux de l’association politique, non officiellement reconnue, mais tolérée,
Al Haraka Min Ajl Al Oumma, et un réseau subversif.
Des questions récurrentes ont trait au rapport entre la réunion constitutive d’un groupe terroriste, tenue en 1992 à Casablanca, et l’arrestation de personnes ne prônant pas, a priori, la violence et acteurs du champ politique légal. L’on ne comprend pas pourquoi Mustapha Moâtassim, secrétaire général d’Al Badil Al Hadari, ou encore Mohamed El Amine Regala, secrétaire du conseil national et porte-parole du parti, qui avaient rompu tout lien avec le radicalisme islamique pour se rapprocher de la gauche, tremperaient dans une telle organisation. C’est quasiment la même incrédulité qui prévaut concernant Mohamed Marouani, un des fondateurs de Al Badil Al Hadari, et qui, en 1998, avait fait scission pour créer Al Haraka Min Ajl Al Oumma. Moins marqué à gauche, il n’en prône pas moins un islam moderne. A ces figures emblématiques, car médiatisées, s’ajoutent celles de Abdelhafid Sriti, membre également de la Haraka de Marouani, Abdelilah Maa-El Aïnin, encarté PJD, ou encore Hamid Najibi, affilié à la jeunesse du PSU.
Ce que l’on reproche à ces personnes, acteurs politiques déclarés, connus et agissant au grand jour ? Etre membres d’un réseau terroriste projetant des assassinats. Sur quoi repose cette suspicion, puisque, juridiquement, ces personnes ne sont pas encore accusées ? Leur appartenance à un groupe créé il y a 17 ans et, fait aggravant dans le cas de Marouani, son leadership, puisque l’enquête policière parle de son élection en tant qu’émir du groupe ! D’où les questions qui alimentent journaux et discussions de café : comment peut-on se baser sur des faits remontant à 1992 pour arrêter des personnes qui, jusqu’à preuve du contraire, n’ont commis aucun crime ? A supposer même que ces personnes aient eu des velléités subversives il y a 17 ans, leur évolution vers le politiquement correct n’est-elle pas la meilleure preuve de leur innocence aujourd’hui ? Enfin, si tout cela remonte à 1992, pourquoi l’Etat a-t-il attendu un beau jour de février 2008 pour déclencher le branle-bas de combat et, dans la foulée, dissoudre un parti légalement constitué ?
La police a tout découvert en février
Commençons par la réponse à la dernière question : l’Etat ne savait rien de tout cela. En fait, si l’opinion publique s’est focalisée sur les hommes politiques arrêtés, ces derniers ne sont qu’une pierre dans l’édifice dont la découverte est due au… hasard, ce précieux auxiliaire de la police.
Tout a commencé il y a quelques mois, probablement en été. Alertés par les agissements d’un certain Abdelkader Belliraj, ses allées et venues entre le Maroc et la Belgique, et intrigués par l’achat de propriétés foncières et immobilières, les services de sécurité mènent ce que, dans le jargon, l’on appelle une «enquête d’environnement». Ratisser le plus large possible, auprès des connaissances, des homologues des pays amis, pour savoir ce que trame l’individu suspect. Il faut dire que ce quinquagénaire n’est pas un inconnu. Fiché par la police bruxelloise, soupçonné de plusieurs meurtres à caractère politique et de connexions avec le milieu du banditisme belge, il est également catalogué au Maroc comme personnage ayant frayé avec les organisations islamistes radicales au cours des années 70 et membre des «Moujahidine du Maroc». Qu’est-ce qui a poussé les services marocains à s’intéresser de plus près à ce résident belge ? Auprès du ministère de l’intérieur, on se montre plutôt discret, en affirmant que, déjà, au cours des années 2 000, il avait effectué des allers-retours fréquents entre le Maroc et la Belgique. Le facteur déclenchant de l’arrestation ? Pas davantage d’informations, et une seule certitude : «Son arrestation est très récente, elle a eu lieu quelques jours avant celle des 34 autres membres de la cellule», confie une source au ministère de l’intérieur. Un délai confirmé par des sources officieuses qui estiment à environ une semaine le temps qu’il a fallu aux interrogateurs pour «cuisiner» Belliraj, puis trois à quatre jours supplémentaires pour faire des recoupements et remonter toute la filière. Car, il faut bien constater que si le ministre de l’intérieur a été si prolixe en dévoilant moult détails, mercredi 20 février, c’est que l’essentiel de l’enquête a déjà été mené. Ce que l’on confirme d’ailleurs auprès du ministère en affirmant que «l’ossature globale du réseau, les objectifs, les moyens et les acteurs sont aujourd’hui connus. Reste les détails à affiner».
Par déduction, on peut situer l’arrestation de Abdelkader Belliraj aux environs du 10 février, et celles des premières personnes du réseau à partir du 14, pour aboutir à l’interpellation des politiques deux jours avant le point de presse. Dans le lot des arrestations, une prise de choix : Abdellatif Bekhti, alias Abdellatif Saad, entré au Maroc avec un faux passeport. Co-auteur, en avril 2000, d’un casse à Kehlen, en Belgique, qui avait rapporté aux malfaiteurs la somme de 18 millions d’euros. Confondu par les empreintes laissées sur un des sacs contenant l’argent dérobé, il avait été arrêté, fin 2002, puis jugé en janvier 2003. Des vingt ans de prison dont il a écopé, il ne fera que deux mois. Son évasion fut spectaculaire. Ensuite, il avait disparu dans la nature… pour être arrêté au Maroc cinq ans plus tard. Selon l’enquête, c’est Bekhti qui a pourvu le groupe en moyens financiers, blanchissant les 2,7 millions d’euros produit du vol de la Brink’s, mais également de divers braquages dans des bijouteries en Belgique, et dans une agence de Lydec au Maroc. Quand tout cela a-t-il eu lieu ? A l’Intérieur, on affirme que «le processus s’est étalé sur plusieurs années, notamment 1993, 1994, 2000 et 2002. Par ailleurs, le butin de la Brink’s a été blanchi avant même la condamnation de Bekhti, en 2003. A côté de l’achat d’armes, il y a également des acquisitions dans le tourisme et des villas un peu partout au Maroc. Un orfèvre, membre du réseau, s’est occupé de transformer les bijoux volés en lingots, qu’il a écoulés.».
Quel rôle a joué le commissaire M.C. dans l’affaire ?
Parmi les personnes arrêtées figure en effet un certain A. R., exerçant le métier d’orfèvre à Casablanca. Mais on trouve aussi de tout : un technicien en télécoms, plusieurs commerçants, des professeurs universitaires, des pharmaciens, de simples manœuvres, des patrons de PME et M.C., commissaire de police ! L’Intérieur infiltré ? Selon les médias, l’arrestation du commissaire découle de faits conjoncturels : il aurait été à l’origine de la fuite de l’information qui aurait permis au quotidien Al Massae, le week-end précédant le point de presse, d’affirmer que Moâtassim et Regala seraient interdits de quitter le territoire. Mais, mardi 26 février, c’est un autre agent de la police, l’officier principal Hicham Griouani, qui a été condamné par le tribunal de première instance de Casablanca à 5 ans de prison ferme pour non-respect du secret professionnel. Quel rôle a donc joué le commissaire M.C. ? Si à l’Intérieur on préfère ne pas s’étendre sur le rôle joué par ce gradé, on reconnaît, en revanche, que «ce sont les fuites dans la presse qui ont poussé l’Etat à communiquer sur l’enquête en cours. De plus, Al Badil Al Hadari ayant été dissous mercredi 20 février, il valait mieux informer la population sur les tenants et aboutissants du problème».
Il reste que l’on voit mal le point commun entre ces 35 personnes composant un ensemble plutôt hétéroclite, en matière de catégories socio-professionnelles, d’âge, d’éducation et d’antécédents en matière d’activisme politique. Sont-ils tous liés par l’appartenance au groupe terroriste formé en 1992 ? Difficile de croire qu’un nombre aussi important de personnes ait réussi à garder le secret depuis 15 ans. «Effectivement, tous ne sont pas membres du réseau terroriste. En fait, le noyau dur – ceux qui appartiennent directement à la cellule – est constitué de six à sept personnes [dix à onze, selon nos estimations]. Les autres ont, à des degrés divers, apporté une aide logistique, les uns en écoulant des objets volés, d’autres en facilitant des transactions, en abritant des réunions, en cachant des armes, ou, enfin et tout simplement, en se rendant coupables de complicité passive consistant à ne rien dévoiler sur des actes suspects», confirme-t-on au ministère de l’intérieur.
Point d’orgue de toute cette affaire, les armes découvertes en l’espace de quelques jours dans trois lieux différents, deux à Nador et un à Casablanca. Contrairement à ce que la presse a avancé il y a une semaine, lesdites armes ne proviennent pas de la région subsaharienne et ne sont pas liées aux groupuscules terroristes qui y pullulent, ni à la branche d’Al Qaïda au Maghreb. Selon le ministère de l’intérieur, «elles proviennent d’Europe, plus particulièrement de Belgique, où elles ont été acquises auprès de l’Armée islamique du salut (AIS), la branche armée du FIS algérien. Transportées en voiture, elles ont été introduites au Maroc par Sebta et Mellilia. La découverte d’un stock d’armes est une preuve manifeste d’intentions violentes, qui pouvaient aller jusqu’à la déstabilisation du pays». Déstabilisation ! Pourtant, on a l’impression d’avoir affaire plutôt à un maigre équipement qu’à un arsenal de guerre. Que peut-on faire en matière de déstabilisation avec 18 fusils et 7 pistolets ? «Imaginez que ces armes soient utilisées simultanément dans plusieurs villes du Maroc. Imaginez les dégâts que peut faire un seul fusil mitrailleur dans une foule. Ajoutez à cela des actions contre des personnalités. L’impact psychologique serait dévastateur. C’est là le sens du mot déstabilisation», explique-t-on.
1992, mais pas seulement : 1993, 1994, 2000, 2002 et 2005
Dans tous les cas, la découverte d’armes à feu, la plus importante réalisée à ce jour au Maroc, constitue le principal élément de preuve à charge pour les enquêteurs. En supposant que les mis en cause, notamment les six politiques, aient été au courant de l’existence des armes dès le début du processus, avaient-ils réellement l’intention de s’en servir ? Contre qui ? La question la plus importante demeure sans réponse. Que reproche-t-on exactement aux principaux acteurs ? Selon le communiqué officiel, ils projetaient d’attenter à la vie de personnalités politiques, militaires ou de confession juive, sans que l’on sache de qui il s’agissait. Secret oblige, le ministère de l’intérieur n’en dira pas plus mais se base sur la chronologie des faits qui constituent la trame de la menace.
En 1992, donc, Abdelkader Belliraj fait cause commune avec Mustapha Moâtassim, Mohamed Marouani et Mohamed Amine Regala, dans un projet d’attentat terroriste. Fait à relever, le mode opératoire ne repose pas sur des attentats-suicide, comme le monde en connaît depuis une dizaine d’années, mais plutôt des assassinats à l’arme à feu et à la bombe. «La cellule prendra deux formes différentes. L’une, clandestine, reposant sur la subversion et le crime organisé, l’autre, officielle, et venant en support, visant l’infiltration d’institutions, d’associations et de partis politiques», explique-t-on, avant de poursuivre qu’«en 1993 et 1994, des armes sont introduites au Maroc. Un an plus tard, l’association Al Badil Al Hadari est créée. En 1996, une tentative d’assassinat visant un certain Azencott sera planifiée. En 1998, naît l’association Al Haraka Min Ajl Al Oumma. En 2000, un autre lot d’armes est introduit au Maroc. En 2002, des assassinats projetés contre des personnalités ne seront pas menés à leur terme. Enfin, en 2005, une liste de personnes à abattre est dressée». Selon la théorie avancée, la création même de l’association puis du parti Al Badil Al Hadari, et celle d’Al Haraka Min Ajl Al Oumma procèdent d’une stratégie subversive. «Selon les éléments d’enquête dont nous disposons, parti et association n’ont été créés que dans le but de servir le groupe terroriste», affirme-t-on à l’Intérieur. C’est ce qui justifie que le Premier ministre ait pris la décision, en se basant sur l’article 57 de la loi sur les partis, de dissoudre Al Badil. Toujours selon l’Intérieur, «les investigations menées ont abouti à la conclusion que Moâtassim, Regala, Marouani et les autres acteurs politiques impliqués étaient non seulement au courant pour les armes, mais également pour tous les actes planifiés et les actions de reconnaissance de terrain menées en ce sens. Ils n’ont peut-être pas été directement actifs, mais n’ont pas non plus coupé les ponts avec la violence». A tout le moins, donc, ces derniers seraient complices en n’ayant pas dénoncé ce qui pourrait arriver un jour ou l’autre. «Dans ces cas-là, on ne peut absoudre celui qui a allumé la mèche, sous le seul prétexte qu’il ne fait plus partie des pyromanes», conclut-on.
En attendant, toutes les personnes arrêtées bénéficient de la présomption d’innocence, tant que la justice n’a pas dit son mot. Lundi dernier, et après 8 jours de détention, les présumés coupables recevaient les premières visites de leurs avocats. L’on retiendra que, dans le cas des politiques, ce sont des ténors du Barreau, militants des droits de l’homme, comme Abderrahim Jamaï, Khalid Sefiani, Abderrahmane Benameur… ou encore la figure du PJD Mustapha Ramid qui se sont proposés pour la défense. Au mercredi 28 février, l’enquête de la Brigade nationale de la police judiciaire se poursuivait toujours et rien n’indique que l’Intérieur ne voudra pas profiter des délais légaux de garde-à-vue prévus par la loi antiterroriste. Larges, ces derniers sont de 96 heures, renouvelables deux fois, soit au total 12 jours. D’ici là, il faudra trouver des éléments probants à présenter aux juges. D’ici là aussi, les dérapages n’auront pas manqué, comme ces voix qui crient au complot ou affirment publiquement que les politiques arrêtés sont innocents, tout comme, de l’autre côté, l’Etat, qui, comme dans l’affaire Izzou, a livré les noms de présumés innocents avant que l’affaire ne soit portée devant la justice. Espérons que cette dernière saura rester impartiale et juste.
