UGTM, le point de non-retour

Abderrazak Afilal attaque Mohamed Larbi Kabbaj en justice pour falsification
de documents.
L’UGTM se fissure au niveau national. Les militants pris entre les deux
camps.
L’Istiqlal rappelle les belligérants à l’ordre. Mais
n’est- il pas trop tard ?

Jusqu’où où ira la tempête qui secoue l’UGTM, un des plus vieux syndicats du Maroc ? Les deux clans rivaux de la centrale se livrent bataille depuis fin juillet et la tension est montée de plusieurs crans à la rentrée. L’Istiqlal a eu beau annoncer qu’il se chargerait de l’affaire, ils ont poursuivi les hostilités. Certes, un rappel à l’ordre de Abbas El Fassi semble avoir calmé le jeu, du moins pour un temps. Mais le feu couve toujours. Déclarations fracassantes, recours aux armes et aux chiens, vandalisme, procès et menaces de procès : retour sur une semaine qui aura défrayé la chronique.
Jeudi 1er septembre. Cela fait des jours déjà que le groupe mené par Hamid Chabat a annoncé son intention de se rendre, dimanche 4 septembre, au QG de l’UGTM. Son plan ? Organiser un conseil général au siège du syndicat pour démettre Abderrazak Afilal de ses fonctions en conformité avec l’article 17 du règlement intérieur. La suite, on la connaît déjà. Dans une interview à Aujourd’hui le Maroc, publiée le 30 août, le vieux leader avait annoncé son intention de les chasser «manu militari. Pas de quartier pour les traîtres et les voleurs», avait-il déclaré.
Contacté par La Vie éco, jeudi 1er septembre, Mohamed Larbi Kabbaj, nommé «coordinateur national et porte-parole officiel de l’UGTM» par le conseil exécutif rebelle qui deviendra ensuite «commission de rectification», avait répliqué : «S’il nous accueille les bras ouverts, nous irons les bras ouverts, s’il nous accueille avec des bâtons, alors on verra.» Hamid Chabat, maire de Fès, un des dissidents, annonce, lui : «Il y a du nouveau, mais on ne sait pas ce que c’est pour le moment.» La nouvelle, on l’apprendra plus tard, c’est que l’Istiqlal se décide enfin à prendre l’affaire en charge.
Vendredi 2 septembre. Afilal paraît, bien décidé à défendre le QG du syndicat. Les couloirs étroits du 9, rue du Rif, connaissent une effervescence particulière. Des groupes sont installés çà et là devant la porte de l’immeuble, dans les couloirs et dans le bureau même du vieux leader, tous aux aguets. L’action aura lieu ailleurs, au bureau du port de Casablanca. Tout en assurant qu’ils suivront les instructions du parti à la lettre, les 14 membres du comité exécutif qui s’étaient rebellés contre Afilal – devenus 17 entre-temps – créent la surprise en investissant le bureau du port dans la nuit du 2 au 3. L’occupation se déroule sans heurts puisque le local est désert.

Frayeurs et fausses alertes
Samedi 3 septembre. «Nous avons reçu une lettre de Abbas El Fassi dans laquelle il dit qu’il prend le dossier en charge et qu’il veut qu’on reporte le conseil général à la semaine prochaine». Assis dans une pièce désordonnée qui fait office de salle de réunion au bureau du port de Casablanca, Larbi Kabbaj avoue ne pas avoir fermé l’oeil depuis deux jours. La veille, vers onze heures du soir, il a été parmi les militants anti-Afilal qui ont investi le local.
Fin de matinée : une mauvaise nouvelle attend les syndicalistes installés au port: Afilal se préparerait à attaquer. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre, les nerfs sont à vif : tout le monde a déjà lu l’article paru dans le quotidien Al Ahdath al Maghribia le matin même, selon lequel les troupes du vieux leader seraient prêtes à défendre le QG avec des chiens dressés, des couteaux et des bâtons. Les gros chiens photographiés sur le toit du siège ne rassurent personne, le moindre bruit inhabituel fait sursauter le groupe. Une quarantaine de personnes, essentiellement des membres du comité exécutif et du bureau de Casablanca se réunissent devant le bâtiment, scandant des slogans contre Afilal. On assure que des sentinelles sont postées aux alentours pour prévenir d’une éventuelle attaque, mais on se demande si les opposants ne bluffent pas un peu. Les GUS s’installent face au bâtiment.

Des divisions au niveau national
L’inquiétude était vaine : l’attaque n’aura pas lieu. Après quelques réunions, les rebelles affirment qu’ils sont rentrés chez eux vers la fin de l’après-midi. Coup de théâtre ce soir-là, c’est par un tout autre canal que vient la riposte d’Afilal : aux informations de 21h, sur 2M, on le voit sortir d’une réunion syndicale avec le premier ministre Driss Jettou, organisée dans le cadre des préparatifs de l’INDH. Les alliés de Chabat et Kabbaj avaient considéré que l’absence de l’UGTM à la première réunion, tenue la veille avec une partie des syndicats, montrait que le gouvernement aussi avait adopté une attitude critique envers Afilal. Du petit écran, ce dernier savoure sa victoire. Il montre aux militants qu’il est toujours le porte-parole du syndicat auprès du gouvernement.
Satisfait ? Il y a de quoi. Afilal prouve ainsi aux militants du Maroc entier qu’aux yeux du gouvernement, le représentant du syndicat, c’est lui, et non pas Kabbaj. Le message s’adresse essentiellement aux militants : depuis des jours, des rumeurs de divisions circulent dans les deux camps. Les pro-Afilal reconnaissent avoir des difficultés à Marrakech, Agadir, Essaouira et Casablanca. Selon eux, cependant, elles ne seraient que le fait d’individus qui ont quitté le syndicat depuis belle lurette, le reste du pays étant acquis à leur cause.
Samedi matin, pourtant, le camps adverse annonçait que les villes de Rabat, Meknès, Agadir et Essaouira et leurs régions étaient pour la destitution d’Afilal. Marrakech, par contre, serait toujours disputée, reconnaissent les alliés de Chabat. «Afilal s’est coupé de la base», explique Abdesslam Lebbar qui se présente comme le secrétaire régional de Meknès-Tafilalet. «Le syndicat a perdu de son aura avec l’annulation de certaines actions syndicales», a-t-il expliqué. Et d’ajouter, narquois : «Si Afilal veut venir prendre le local de force, il n’a qu’à le faire avec l’aide des militants, pas avec des chiens».
Les tribunaux à la rescousse
Malgré cela, Chabat insistera sur le fait que les évènements du week-end relèvent des militants de Casablanca seulement puisque ce sont leurs locaux qui sont en jeu. Hors de question donc d’impliquer les gens des autres villes dans la partie d’échecs qui se déroule dans la capitale économique. Il en profitera tout de même pour annoncer que le local de Casa Port sera désormais le siège du syndicat. «Il n’est pas normal qu’un syndicat avec une histoire comme celle de l’UGTM ait son quartier général dans un local que la justice ordonne d’évacuer», annonce-t-il. En effet, selon lui, le loyer ne serait plus payé depuis longtemps et les propriétaires du 9, rue du Rif, voudraient récupérer leur bâtiment. Bonne nouvelle pour les régions, il déclare aussi que, désormais, les bureaux UGTM régionaux pourront garder 50% de leurs recettes afin de se doter de locaux décents.
On aurait bien voulu que les choses s’en arrêtent là, mais non. Chaque camp s’inspire du règlement du syndicat pour exclure l’autre : selon le groupe pro-Afilal, Larbi Kabbaj, Hamid Chabat, Mohamed Titna-Alaoui et Mohamed Benjelloun Andaloussi ont été exclus pour avoir trahi le syndicat en s’alliant à d’autres unions. Ces derniers, on l’a vu dès le début de l’affaire au mois d’août, ont décidé de déposer … Afilal en le déclarant dans l’incapacité de diriger le syndicat. Selon eux, Afilal cumule les rôles de secrétaire général et de trésorier du syndicat, et gère l’argent de ce dernier comme si c’était le sien. A noter : selon les militants pro-Afilal, Kabbaj a été pendant de longues années le bras droit d’Afilal, y compris au niveau financier…
Afilal, lui, compte bien aller devant la justice pour prouver que c’est lui qui a raison. En effet, depuis vendredi dernier, le vieux leader a chargé Abdelouahed Benhamou, avocat membre de l’UGTM, de déposer une plainte contre Larbi Kabbaj «pour falsification de l’en-tête, du cachet et du logo de l’UGTM». Pour cela, il se fonde sur un communiqué envoyé par ses adversaires au nom du syndicat après leur expulsion, au mois de juillet dernier. La plainte, enregistrée, devra attendre la décision du procureur général habilité à lever l’immunité parlementaire de Kabbaj.
L’intéressé n’a pas l’intention de se laisser faire non plus : samedi matin, au bureau de l’UGTM du port, il avait annoncé : «Nous avons un dossier sur Afilal. Nous allons le sortir au moment opportun». Et d’ajouter que le dossier en question, qui porte sur la gestion des finances du syndicat, pourrait être présenté à l’Istiqlal lors des négociations, mais pas à la presse. Kabbaj a tout de même avancé qu’il ira également en justice si jamais il est donné suite à la plainte d’Afilal contre lui. «Je le défie de faire un audit», ajoute-t-il.

Procès, vandalisme… et l’Istiqlal dans tout ça ?
Le plus surprenant dans toute cette affaire, c’est que malgré le recours à des arguments aussi variés que déplacés tels que la justice, les chiens ou les casseurs – les deux parties s’accusant mutuellement d’avoir payé des voyous pour leur prêter main forte -, tout le monde assure vouloir obéir aux instructions de Abbas El Fassi. Et pourtant, mis à part accepter haut et fort que le congrès de l’UGTM se tienne le 20 mars 2006, personne n’accepte de céder d’un iota, bien au contraire : Afilal désobéit aux conseils d’El Fassi en s’adressant à la presse ; quant à Chabat et ses alliés, ils disent suivre à la lettre les instructions du parti, mais n’hésitent pas à investir le local du port. Enfin, les membres de l’exécutif de l’Istiqlal, quand ils sont joignables, avouent que seul le secrétaire général du parti serait habilité à parler de cette affaire.
La lettre de Abbas El Fassi adressée aux deux camps fera-t-elle baisser la tension? Ce n’est que partie remise car il faudrait quand même garder à l’esprit que, un, Afilal ne craint pas le divorce avec le parti, deux, les deux clans sont allés trop loin. L’UGTM a bel et bien atteint le point de non-retour. Affaire à suivre…

Malgré la tentative de Abbas El Fassi pour calmer la guerre qui fait rage en adressant une lettre aux deux clans, aucun des deux n’a cédé d’un pouce.

Qui a saccagé les locaux de Casa-port ?
Qui a saccagé les bureaux de l’ODEP près de la gare de Casa- port ? Occupés dès la nuit de vendredi 2 septembre, les locaux, partagés avec l’UGTM, ont été vandalisés, en partie, cette nuit même. Le reste du bâtiment le sera entre le samedi 3 et le dimanche 4 septembre. Les deux clans UGTM se rejettent la faute.
Lundi 5 septembre, début d’après-midi. Abdelhak Anini, secrétaire général adjoint de l’UGTM, délégué au port de Casablanca, ne décolère pas. Debout au milieu de ce qui a été son bureau, il énumère les pertes : la télévision, la vidéo, l’ordinateur, des vêtements neufs pour les jeunes des colonies de vacances, de l’argent liquide : en tout, près de
50 000 DH perdus entre les destructions et les vols, selon ses estimations, sans compter les photographies personnelles déchirées et les placards dont le contenu jonche désormais le sol. Selon lui, c’est «la bande» à Hamid Chabat qui a fait ça : ce local, il l’explique, c’était la perle de l’UGTM ; l’endroit où l’on organisait les conférences quand des syndicalistes étrangers étaient là, parce que Abderrazak Afilal avait honte de leur montrer le QG.
Selon Afilal, Chabat a fait venir deux cars de Fès, transportant des renforts pour l’occupation du local. «Nous ne sommes pas coupables des destructions», protestent les partisans de ce dernier.
Une chose est sûre, cependant, selon les constatations de «la Vie éco», le local aura bien été saccagé en deux temps. Dans la nuit du vendredi, les militants anti-Afilal, une quarantaine tout au plus, avaient créé la surprise en investissant, en douce, l’un des trois bureaux casablancais de l’UGTM. Réunion, photos de groupe où l’on voit des militants souriants, tout montre que l’occupation s’était déroulée sans heurts puisque le local était désert. Le samedi matin, ils annonçaient que quelqu’un s’était introduit dans le bâtiment par une porte secondaire, celle de la buvette, et avait mis à sac les deux petites salles utilisées par l’ODEP. «Ils avaient la clef de la porte secondaire», avait expliqué, samedi matin, Chabat qui avait alors accusé un pro-Afilal, un certain Noureddine Anini, d’être derrière le coup : «Ils ont fait ça pour que les gens de l’ODEP croient que c’est nous». Anini, quel rapport avec le secrétaire général-adjoint ? La ressemblance des noms est-elle une coïncidence ?
Lundi, fin de matinée. Ce sont les gens d’Afilal que l’on retrouve devant le bâtiment. A l’intérieur, les destructions ont augmenté, la petite télévision qui avait survécu au sac de la buvette le vendredi soir n’est plus là. Les placards de la salle où les anti-Afilal avaient tenu leur réunion et déclaré l’endroit nouveau QG de l’UGTM sont vidés sur le sol.
Au rez-de-chaussée, une seule salle a survécu aux destructions. Elle était fermée à clef, des traces d’espadrilles sur la porte montrent qu’on a essayé de la défoncer sans succès.
Lequel des deux camps a organisé les destructions ? Un seul ? Les deux ? Le plus surprenant dans toute cette affaire, c’est qu’une petite dizaine de véhicules des GUS étaient présents le samedi matin et le lundi jusqu’en fin de matinée. Peut-on en déduire qu’ils n’ont pas quitté les lieux pendant tout le week-end ?