«Equité et réconciliation» : les audiences publiques commencent

Depuis sa création, l’IER a instruit plus de 1000 dossiers et établi la vérité sur 500 cas de disparition.
Trois groupes de travail se répartissent les tâches : études et recherche, investigation, réparation.
Des victimes viendront raconter leur calvaire.

«Tourner la page, oui, mais après l’avoir lue, …et faire en sorte que personne ne soit tenté de l’arracher». Ils s’appellent Ahmed Benyoub, Salah El Ouadie, Mustapha Iznasni, Hamid El Kam. Ils sont pour la plupart membres de l’Instance équité et réconciliation (IER), et, en ce samedi matin d’un week-end de fête (31 juillet), ils sont sur le pont, prodiguant une sorte de service non-stop, presque en dehors du temps qui coule. La phrase ci-dessus, ils vous la livrent par bribes, comme s’ils étaient encore en train de la produire, de la tisser, devant vos yeux. L’impression qu’ils donnent, de prime abord, c’est qu’ils sont en train de tutoyer une frange de notre histoire contemporaine, pas très glorieuse d’ailleurs, l’histoire de ces fameuses «années de plomb», selon l’expression consacrée. Mais, justement, pour ces militants de la première heure, juristes, universitaires, intellectuels, créateurs dans divers domaines, il s’agit de décomposer l’aspect monolithique de l’appellation, par trop générale, trop obscure, trop compacte, pour dire ces destins brisés, ces foyers dynamités, ces espérances mort-nées, ces enthousiasmes piétinés, ces utopies juvéniles déflorées et de donner des bribes de réponses «structurantes» à des interrogations lancinantes, comme une simple invitation à mettre de l’intelligible et du cohérent dans ce qui reste et qui restera encore pour longtemps, hélas, la face sombre de notre histoire contemporaine. Ils ont l’espoir chevillé au corps, mais ils impressionnent aussi par l’humilité dont ils font montre devant l’immensité de la tâche et l’ampleur du labeur.
L’IER ne rend pas la justice, n’instruit pas de dossiers, n’intente pas de procès
L’«Instance», comme tout le monde la désigne, et au sein de laquelle ils ont été nommés par décision royale (Dahir du 10 avril 2004), c’est l’Instance Equité et réconciliation(*) présidée par Driss Benzekri, et comportant seize membres appartenant en majorité aux mouvements de défense des droits de l’homme. Elle se veut d’abord un lieu de mémoire. C’est une institution extra-judiciaire, elle ne rend pas la justice, n’instruit pas de dossiers de nature judiciaire, n’intente pas de procès. Il existe d’autres instances, et justement qui ne doivent pas ou plus être d’exception, pour dire le droit dans les affaires qui leur sont soumises, toutes les affaires. L’IER, à l’instar des vingt-cinq autres commissions de vérité similaires qui l’ont précédée à travers le monde (Chili, Afrique du Sud, Argentine, Ouganda, etc.), vient compléter les autres dispositifs, aménagements et décisions pris en matière de droits de l’homme, depuis plus d’une décennie. C’est aussi un chaînon du processus de transition démocratique en cours dans le pays, selon ses animateurs.
De l’avis du président de cette instance, plusieurs aspects touchant à la mission de l’IER ont déjà été menés à bien : instruction de plus d’un millier de dossiers par la commission d’indemnisation, vérité sur le sort de plus de 500 cas de disparition, réintégration et assainissement de situations administratives de plusieurs centaines d’anciens détenus, etc. Mais, d’autres aspects, essentiels et fondamentaux, ont été omis, selon lui. Ce sont des questions comme le droit à la vérité, le droit de savoir pour une société, le droit d’accès à la citoyenneté; autant de considérations qui répondent à la «nécessité d’assainir la relation entre le citoyen et l’Etat, de clarifier l’information, de dépasser ces années de rétention de l’information, de désinformation», dans un souci de modernisation et de démocratisation de la société.
Trois groupes de travail se répartissent les principales tâches de l’instance : le groupe de travail sur l’investigation, chargé d’instruire les quelque 20 000 dossiers qui lui sont soumis, relatifs à des atteintes aux droits de l’homme sur la période allant de 1956 à 1999, la commission de réparation, qui détermine, sur la base d’un certain nombre de critères «objectifs», le niveau et le genre de réparation, qui ne renvoie pas uniquement à l’aspect pécuniaire de l’indemnisation. La réparation, insistent les membres de l’IER, est multiforme et doit aller bien au-delà de l’indemnisation matérielle. Elle doit couvrir également la réintégration dans la société, la réparation morale, la prise en charge sanitaire, la régularisation juridique ainsi que la réparation dite «communautaire», qui devrait bénéficier à des groupes ou à des régions ayant subi, dans le sillage des exactions à diverses phases historiques, des mesures punitives collectives. En un mot, le poète Salah El Ouadie propose un néologisme, la «dignification» des victimes pour qualifier l’ensemble des gestes de réparation qui doivent être exprimés à l’endroit des victimes d’abus et de violations graves en matière de droits de l’homme.
Enfin, la commission des études et des recherches, qui mobilise les sources d’information, d’analyse et de recherche pour donner du contenu durable à la mission de l’instance et apporter des éclairages fonctionnels utiles au déroulement de sa mission: affinement des contextes historiques des événements ayant conduit aux graves violations des droits de l’homme, approfondissement des concepts de base sous-tendant la mission : paradigme de la vérité, violence de l’Etat, organisation de colloques et séminaires sur ces thématiques, préparation des cadres juridiques pour inscrire les recommandations de l’instance dans la durée.
Par ailleurs, à l’issue de la période qui lui est impartie de par le dahir de sa constitution (9 mois minimum et 12 mois maximum), l’IER présentera un rapport sur sa mission, qui devra intégrer l’ensemble des conclusions auxquelles elle sera parvenue, que ce soit en termes de contenus et de fruits de ses investigations ou en termes de recommandations pour mettre en place les garde-fous et les mécanismes à même de prévenir, dans l’avenir, les exactions et les graves atteintes aux droits de l’homme.
Dès les prochaines semaines, l’IER organisera les fameuses audiences publiques inhérentes aux mécanismes des commissions de vérité de ce genre. C’est l’exercice le plus délicat et le plus spectaculaire dans ce genre de missions. Les modalités pratiques de l’organisation de ces séances sont en cours de détermination. Mais, selon les membres en charge de ce volet, il s’agit surtout de donner la parole aux concernés, victimes, juristes, universitaires, chercheurs, experts et divers responsables, pour dire la vérité sur ce qui s’est passé réellement. L’objectif visé étant, d’une part, d’aider les victimes à l’assimilation et au dépassement de l’épreuve et de la souffrance et, d’autre part, de permettre à la société tout entière d’être prise à témoin, impliquée et responsabilisée dans la prévention des répliques de ces abus

La réparation doit aller bien au-delàde l’indemnisation matérielle. Elle doit couvrir également la réintégration dans la société, la réparation morale, la prise en charge sanitaire, la régularisation juridique ainsi que la réparation dite «communautaire», qui devrait bénéficier à des groupes ou régions ayant subi des mesures punitives collectives.

L’objectif des audiences publiques est d’aider les victimes au dépassement de la souffrance et de responsabiliser la société dans la prévention des atteintes aux droits de l’homme.