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Société

Que veut-on faire de nos télés ?

Les nouveaux cahiers des charges font la part belle à  la production nationale, mais sont trop dirigistes et risquent de tuer la créativité. Le divertissement est absent. L’ouverture linguistique passe à  la trappe, l’arabisation des programmes et l’islamisation du contenu sont perceptibles.

Publié le

journaux televises 2012 04 20

Jamais cahiers des charges, définissant les orientations des deux principales chaînes de télé du pôle public audiovisuel, n’ont soulevé une telle polémique et fait couler autant d’encre que ceux élaborés par l’actuel ministre de la communication Mustapha El Khalfi. Pourtant, l’Exécutif n’en est pas à sa première expérience. En 2006 déjà, son prédécesseur, Nabil Benabdellah, avait concocté les premiers en la matière dans l’histoire des médias audiovisuels publics à un moment où le Maroc entamait à peine sa réforme en libéralisant le secteur, encadré par la loi 77-03 du 7 janvier 2005. Trois ans plus tard, c’était au tour de Khalid Naciri, du même bord politique que Nabil Benabdellah (PPS), qui, héritant du même portefeuille, réformait lesdits cahiers des charges des deux sociétés de l’audiovisuel marocain, la SNRT pour la chaîne de télévision «Al Oula» qui gère aussi les chaînes radiophoniques nationales et régionales, et la Soread 2M qui gère aussi la radio du même nom. Les raisons de cet intérêt subit, voire de cette levée de boucliers ? Le ministre actuel de la communication, d’un autre bord politique que ses prédécesseurs (PJD), a-t-il fauté quelque part ? N’a-t-il pas respecté les dispositions de la loi 77/03 ?
La seule nouvelle donne par rapport aux autres ministres qui l’ont précédé c’est qu’il fallait adapter les cahiers des charges au nouveau texte constitutionnel. Lequel, dans son article 28, stipule de manière claire «l’organisation du secteur de la presse de manière indépendante et sur des bases démocratiques, ainsi que la détermination des règles juridiques et déontologiques le concernant. La loi fixe les règles d’organisation et de contrôle des moyens publics de communication. Elle garantit l’accès à ces moyens en respectant le pluralisme linguistique, culturel et politique de la société marocaine». En cela, la tâche de M. El Khalfi n’a guère différé de celle de ses prédécesseurs, puisque la nouvelle Constitution n’a fait en réalité qu’entériner les dispositions de la loi 77/03 régissant le secteur depuis 2005. «Les sociétés nationales de l’audiovisuel public, stipule cette loi, présentent une programmation de référence généraliste et diversifiée à l’intention du public le plus large, fondée sur la civilisation marocaine islamique, arabe et amazigh et les valeurs de démocratie, de liberté, d’ouverture, de tolérance et de modernité». Et c’est le gouvernement, selon cette même loi (Article 49), qui établit les cahiers des charges et les soumet pour approbation à la Haute autorité de la communication audiovisuelle (HACA) avant d’être publiés au Bulletin officiel.

Soumettre les cahiers des charges au Parlement ?

La procédure a donc été respectée par le ministère de M. El Khalfi, et l’argumentaire qui a servi de toile de fond à l’élaboration des deux cahiers des charges de la SNRT et de la Soread 2M, n’a pas dérogé à la règle en se référant explicitement à la loi encadrant le secteur audiovisuel public. Seul hic : en élaborant ces cahiers des charges et s’agissant de télévisions publiques, ayant un rôle influent sur les masses, il n’a même pas pris l’avis de ses collègues de l’Exécutif, ni présenté lesdits cahiers en conseil de gouvernement. Or, selon la loi, le ministre agit au nom de tout le gouvernement. Devrait-il le soumettre au conseil de gouvernement ? «De par la loi il n’est pas obligé de le faire, répond le ministre de l’habtat Nabil Benabdellah, mais la considération est plus politique que juridique. M. El Khalfi aurait dû informer, ne serait-ce que pour des considérations d’éthique, ses amis de la coalition dont est composé ce gouvernement pour la bonne entente et la bonne marche des affaires de l’Exécutif». Certes, les médias publics audiovisuels intéressent au plus haut point le gouvernement, mais aussi l’opposition, l’opinion publique et l’ensemble de la société marocaine, et cette dernière est concernée en dernier ressort par le contenu de la programmation des chaînes publiques, radios et télévisions. Proposer les cahiers des charges à un débat parlementaire avant de les soumettre pour approbation à la HACA ? Certaines voix de l’opposition n’ont pas hésité à le réclamer, quitte à modifier la loi (77-03). C’est l’avis d’Ahmed Réda Chami, député USFP, qui, s’exprimant dans une tribune que nous publions (en p. 53), critique et la démarche et le contenu des cahiers des charges de M. El Khalfi, allant jusqu’à se demander comment la HACA avait donné son aval à un tel texte. «Le premier pas serait d’amender la loi 77-03 en y introduisant une disposition qui ferait que les cahiers des charges soient approuvés par le Parlement». Et d’ajouter que ces derniers, vu leur importance, auraient dû être débattus par toutes les sensibilités de la majorité.
L’autre impair que l’on met sur le dos de M. El Khalfi, c’est qu’il n’aurait pas consulté les professionnels du secteur lors de la préparation de ces cahiers des charges. Salim Cheikh, le directeur général de 2M, n’est pas allé de main morte pour fustiger la démarche du ministre de la communication, qui serait tout sauf participative. «On n’a reçu ces cahiers des charges que quelques heures seulement avant qu’ils ne soient envoyés à la HACA, et les propositions que nous avons formulées sont passées à la trappe. On est loin de l’approche participative qui a toujours prévalu lors de la préparation des anciens cahiers des charges», a martelé Salim Cheikh sur les ondes de radio Aswat le 17 avril. Tel n’est pas l’avis de Mohamed Belghouate, directeur des études et du développement des médias au ministère de la communication, qui balaie du revers de la main toutes ces assertions. Présent dans les deux cabinets de M. Benabdellah et de M. Naciri au moment de l’élaboration des deux premiers cahiers des charges de 2006 et de 2009, ayant participé de très près à la confection des cahiers des charges actuels de la discorde, il considère au contraire que c’est la première fois où des cahiers de charges régissant les médias publics «ont été préparés d’une manière aussi participative. Les professionnels du secteur ont été consultés, tant au sein de la SNRT que de SOREAD 2M, tous les responsables des chaînes télés et radios régionales également, de même que les associations et les syndicats. Pas moins de 35 projets ont été présentés et retenus. Au niveau international, on s’est inspiré des différents rapports du CSA français, de l’expérience britannique du volet dimension éthique, et même de l’expérience américaine en la matière. Les recommandations des responsables du “dialogue national Médias et Société” au Parlement, consultés eux aussi, ont été prises en considération. Qui dit mieux ?». Qui dit mieux oui, mais ce que l’on reproche au ministère c’est de ne pas avoir tenu compte des avis des professionnels.

Des grilles de programmes ou des orientations ?

Mais il n’y a pas que la démarche qui dérange, le contenu desdits cahiers des charges est aussi et surtout mis à l’index. Car, et cela est assez visible pour ne pas être contredit, le ministre aura largement empiété sur les prérogatives des dirigeants des chaînes publiques en leur imposant des grilles de programmes exagérément détaillées, plutôt que de se limiter à fixer les grands objectifs à atteindre entre 2012 et 2014, tout en laissant les responsables des médias publics confectionner eux-mêmes, en toute indépendance, leur programmation. «2M a toujours été une chaîne généraliste, et tout d’un coup ces cahiers des charges chamboulent unilatéralement son identité et son positionnement en la transformant en chaîne régionale, de débat et de culture, sans ce volet divertissement qui la caractérisait», déplore Salim Cheikh. Ce dirigisme, «cet infantilisme» comme le décrit dans la presse le DG de la chaîne d’Aïn Sebaâ, bat en brèche le principe même de l’indépendance des médias publics dans la confection de leur programmation, tel que prévu par la loi 77-03. «Les sociétés nationales de l’audiovisuel public, peut-on y lire dans l’article 46, ont pour objet, chacune selon ses spécificités, de concevoir et de programmer des émissions destinées à être diffusées sur l’ensemble du territoire national et éventuellement à l’échelle régionale et internationale». Par ailleurs, cet interventionnisme des cahiers des charges inquiète, au plan financier, la direction de 2M, qui prévoit une baisse d’audience, et donc une baisse de la manne générée par la publicité : 95% des recettes provenant de cette dernière. Le nouveau positionnement de la chaîne mettra à mal son budget : selon quelques estimations, les pertes seront de quelque 50 millions de dirhams… qui viendront aggraver encore plus le déficit de la chaîne estimé à une centaine de millions de DH. La seule interdiction (par ces cahiers des charges) de la publicité pour les tirages des jeux de hasard représentera un manque à gagner de 25 millions de DH que le ministère prévoit de combler en accordant deux minutes de publicité de plus chaque jour pendant Ramadan.
«Je n’ai rien contre cette interdiction, affirme Nabil Benabdellah, encore faut-il savoir comment combler ce manque à gagner. Mais en gros nous sommes devant de bons cahiers des charges, il y a plus d’émissions et de débats politiques et sociétaux, de production nationale, plus de place à la liberté d’expression, à la diversité culturelle et régionale…». Il est vrai qu’une lecture des deux cahiers des charges montre qu’ils feront une place non négligeable à la culture, à l’art et à la production nationale. Cette dernière, pour le cas de 2M, représentera  60% de la programmation  en janvier 2013 et 30% maximum sont attribués à la production étrangère. Pour le cas de la chaîne «Al Oula», la production audiovisuelle nationale représentera, elle, les 2/3. M. Belghouate explique :«Nous avons d’abord voulu adapter ces cahiers des charges à l’esprit de la nouvelle Constitution, ensuite nous avons tenu à ce que l’offre publique soit complémentaire et fidèle à la mission du service public, qu’elle soit répartie sur l’ensemble des chaînes, chacune selon sa spécificité, avec une programmation reflétant l’identité nationale, la diversité culturelle et linguistique, en évitant toute redondance». Des points positifs à n’en pas douter, sauf que ces cahiers des charges écorchent sérieusement la liberté de programmation des chaînes publiques en les enfermant dans un schéma où le divertissement n’a pas sa place et où toute créativité est bannie.
Et encore, ce n’est pas tout. Dans le chapitre des reproches figure aussi la volonté, forcément vue comme celle d’un ministre du PJD, d’arabiser au maximum les chaînes de télé et d’y imposer l’aspect religieux de manière omniprésente.

Le français, l’espagnol, l’anglais ? Voir «Al Maghribia»

Ainsi, pour la première chaîne, on prévoit en effet 80% d’émissions en langue arabe et 20% en langue amazighe. 2M produit et transmet au moins deux journaux télévisés en arabe (à 12 h45 et 20 h45), un JT en langue amazighe avec une traduction sous-titrée en arabe, et un JT quotidien en français. La radio 2M diffuse, elle, trois journaux d’information par jour, deux en langue arabe et un troisième en amazigh. Aux oubliettes cette ouverture linguistique qui a toujours caractérisé les médias marocains ? Pas du tout, réagit M. Belghouate : «Pour les JT de grande écoute concernant les deux chaînes nationales, et conformément à la Constitution, nous les avons voulus en arabe, il n’est pas normal que le téléspectateur marocain se détourne de sa chaîne nationale pour se brancher sur d’autres chaînes arabes. 2M est positionnée comme chaîne de proximité, avec des correspondants régionaux un peu partout au Maroc, une chaîne fonctionnelle par rapport aux régions, avec analyse et débat». La seule chaîne en fait où l’on retrouve cette ouverture linguistique est Al Maghribia avec des programmes et ses JT en plusieurs langues : l’arabe, le français, l’espagnol, l’anglais. Or, d’abord, prétendre que les téléspectateurs fuient le JT de 20h45 est faux et les chiffres le démontrent. Lundi 16 avril, entre 20h30 et 21h, le pic d’audience réalisé par les deux chaînes s’est élevé à 1,4 million de téléspectateurs. Sont-ils mécontents du JT en français ? Pas que l’on sache. Ensuite, déplacer l’ouverture linguistique vers Al Maghribia, chaîne satellitaire, non diffusée en hertzien, qui fait moins de 1% d’audience, revient tout simplement à enterrer cette ouverture.
Enfin, une islamisation des programmes ? L’empreinte du PJD est «limpide», juge cet observateur : toutes les radios et télévisions marocaines transmettent quotidiennement les cinq appels à la prière, le déroulement de la prière du vendredi et celle des deux fêtes religieuses. Sans parler du nombre d’émissions religieuses interactives, et d’émissions de débat sociétal où la présence d’un homme de religion est imposée par les cahiers des charges aux deux chaînes publiques (voir encadré). Ces derniers prévoient aussi des émissions de vulgarisation des valeurs et des enseignements de l’islam. Normal, et ce n’est pas nouveau, rétorque M. Belghouate : «Dans les deux chaînes il y avait ce genre d’émissions, les cahiers des charges n’ont fait que les formaliser. Et tant mieux, il y a une demande et une attente du public dans ce domaine. Au lieu de le laisser écouter les fatwas sur d’autres chaînes satellitaires arabes, autant que le service public lui offre une tribune animée par un alem marocain en matière religieuse. Une chaîne privée ne le fera jamais, car ça n’est pas rentable. Les 5 appels à la prière ? On est un Etat musulman de par la Constitution, et je crois qu’on a donné à cette affaire une dimension qu’elle ne mérite pas. 2M était auparavant une chaîne privée et pouvait faire ce qu’elle voulait, maintenant qu’elle est publique elle doit se conformer à la Constitution». On semble oublier dans cette histoire que la question qui n’a pas été posée, que ne se sont pas posés les rédacteurs de ces cahiers des charges est : que veulent les Marocains ? Veulent-ils réellement plus de religion, eux qui sont musulmans et qui baignent dans une culture islamique ? Dans ces cahiers des charges, où plusieurs points positifs sont certes saillants il existe aussi des zones d’ombre, celles d’une programmation sur-mesure visant à faire valoir un point de vue unique. Or, s’agissant de télévisions publiques, le débat à large échelle est une obligation.