Société
L’épopée des buveurs d’eau
On ne peut d’un côté préserver la vente d’alcool et pousser à sa consommation par des concours plus ou moins bidon, et de l’autre interdire aux pauvres gens de ramasser des capsules de bouteilles qu’ils n’ont pas bues afin de gagner des lots de 300 balles. La tolérance doit jouer pour tout le monde.
On va encore une fois faire dans la proximité et saisir au vol deux infos parues la semaine dernière dans le journal même où cette chronique paraît. Il faut dire qu’elles tranchent avec l’ordinaire de l’actualité qui coule de source parce qu’elles concernent les amateurs de bibine au Maroc, et notamment de Flag, spéciale et ordinaire. On apprend, en effet, que le PJD, de la bouche de son porte-parole, veut augmenter la TIC (taxe intérieure de consommation) sur l’alcool. C’est un vieux… tic de la classe politique que cette attitude vis-à-vis de la consommation et de la vente d’alcools et autres spiritueux.
Il y aurait même, dit-on, un vieux projet de loi visant la vente et la consommation d’alcool qui traîne au Parlement depuis des lustres. Mais ce qui est astucieux dans l’info mentionnée, c’est la nouvelle approche économique consistant à appréhender le problème par le biais du pouvoir d’achat : en augmentant la taxe, on réduirait, selon le PJD, la consommation d’alcool par la population à faibles revenus. L’article, citant seulement le cas de la bière, parle de 650 000 bouteilles de Flag consommées par jour dans le pays. Et encore, si l’on ajoute le demi pression qui a fait son entrée dans les troquets, ça en fait de la bibine qui fait de la mousse.
On laissera aux experts le soin de calculer les bénéfices moraux et les pertes fiscales engendrés par cette approche. Les experts en petite mousse, eux, s’en fichent car ce n’est pas un dirham de plus qui va leur gâcher l’apéro. Il reste que la marque de bière citée, Flag, demeure un fort symbole transgénérationnel qui évoque tout un pan de l’histoire contemporaine du Maroc. Une sorte de madeleine proustienne pour les uns, et un souvenir culpabilisant pour d’autres. Il fut un temps, au cours des années 70, dans le campus universitaire de l’Agdal, où généralement le buveur de Flag était aussi un militant de gauche. Mais c’était le seul point commun avec celui, souvent un flic, qui levait le coude près de lui. Parfois, cette promiscuité, une fois bien cuité, créait des liens.
Il arrivait parfois que la biture à la bibine effaçât les différences idéologiques entre les groupuscules opposés sous le regard torve et brumeux mais quasi fraternel du flic en charge de surveiller toute cette agitation de l’époque. Mais le plus drôle, c’est que certains anciens buveurs de bibine, des deux côtés de la barrière, se sont transformés aujourd’hui en pourfendeurs de la petite mousse, exposant une religiosité aussi soudaine qu’ostentatoire. On se recycle comme on peut dans cette vaste comédie humaine où le jeu de rôle est un drôle de jeu.
Il reste que, malgré une époque qui n’invitait pas au bonheur, tout le monde rigolait avec cette appellation contrôlée et tournée en calembours: Flag, comme Front de Libération des Alcooliques de Gauche ou comme Flagrant délit. Et le délit était partout, l’aventure était au coin de la rue et au sortir du bistro en face de la fac de droit. Pour nombre de ces saints buveurs, le bonheur était une idée abstraite au fond d’un verre. Un matin, à l’aube, certains l’ont effacée au fond d’un trou noir. La suite est une histoire de vie, de survie, de compensation ou de culpabilité. Un récit à écrire comme on écrit un poème, car la mémoire est un poète, comme disait l’autre, alors n’en faisons pas un historien.
Mais ne nous égarons pas, il y a également l’autre info relative à la bibine et dont notre journal s’est fait l’écho dans la même livraison. Un concours organisé par une marque de bière (on ne précise pas si c’est Flag), consistant à collectionner des capsules, a été gagné par les habitants d’un quartier en partie composé par des gens censés être de simples buveurs d’eau du robinet, voire de barbus et de femmes voilées. Comme si c’était contradictoire ! Cependant, il semble que ces derniers ont fini par avouer qu’ils n’avaient pas bu, ni acheté de bibine mais simplement ramassé des capsules. Lorsqu’on sait, comme signalé plus haut, que 650 000 bouteilles sont ouvertes tous les jours que Dieu fait, on ne va pas accuser des gens, barbus ou non, d’avoir gagné le concours. C’est tout au plus un simple concours de circonstances.
Par ailleurs, on ne peut pas, d’un côté, préserver la vente d’alcool et pousser à sa consommation par des concours plus ou moins bidon, et de l’autre, interdire aux pauvres gens de ramasser des capsules de bouteilles qu’ils n’ont pas bues afin de gagner des lots de 300 balles. La tolérance doit jouer pour tout le monde : ceux qui boivent, ceux qui ont bu et ceux, très nombreux quoiqu’on en disent, qui n’ont pas envie de boire. Certes, l’alcool est mauvais pour la santé des individus, mais ce qui est mauvais pour la cohésion sociale, c’est l’hypocrite stratégie économique des marchands de bibine et de pinard, qui consiste à miser bêtement sur les spiritueux contre les spirituels. L’alcool pourrait attaquer le foie, mais pas la foi.