Société
Ces marchands ambulants qui assiègent les mosquées
Des milliers de marchands ambulants s’agglutinent le vendredi devant les mosquées.
La recette près d’une mosquée peut aller jusqu’à 600 DH ce jour-là .
Ils se recrutent parmi les
4 millions de Marocains qui vivent en-dessous du seuil de pauvreté (dépense annuelle
inférieure à 3 235 DH).
Vendeurs de fruits, de pain, de littérature de propagande islamiste…, ils
sont quasiment tous originaires du monde rural.
Se rapprocher au maximum de la clientèle : telle semble bien être la devise de tout commençant désireux de gagner de l’argent. Les marchands ambulants marocains l’ont toujours compris, sans avoir fait d’études de marketing. Clientèle ciblée : les prieurs à la sortie des mosquées. On voit tous les jours, en effet, particulièrement les vendredis à l’heure de la prière du addohr, ces vendeurs ambulants pousser frénétiquement leurs charrettes et se bousculer devant les portes des mosquées. Beaucoup d’entre eux, les ferracha, étendent leur marchandise à même le sol. La bousculade est alors à son comble, et, dans de nombreuses rues, la circulation est pratiquement coupée.
On peut se poser de nombreuses questions sur ces marchands à la sauvette. Qui sont-ils ? Que vendent-ils? Pourquoi spécialement devant un lieu de culte ? Combien gagnent-ils?
En cette fin octobre, nous nous sommes rendus dans le quartier des Hôpitaux, devant le portail de la seule mosquée du quartier. Comme tous les vendredis à midi, des dizaines de charrettes et de ferracha envahissent le lieu, bloquant la circulation. Un vieil homme, dans les soixante-dix ans, pousse tant bien que mal sa charrette lourdement chargée de fruits de saison: bananes, pommes, mandarines, grenades, raisin… Larbi, c’est son nom, est un briscard du commerce ambulant qui a exercé, avant de le devenir, plusieurs autres métiers. Pourquoi vend-il devant la mosquée? La question semble l’interloquer: «Vois-tu, il y a des prieurs qui se comptent par centaines, pourquoi aller chercher ailleurs quand on a une clientèle sûre à sa disposition ?».
Larbi, 70 ans, se fait une recette de 500 DH le vendredi
Quelle recette fait-il ce vendredi, en cette heure de prière ? Il hésite à répondre, puis finit par lâcher : «à‡a dépend. à‡a peut aller jusqu’à 500 dirhams, c’est le meilleur moment de toute la semaine. On brade les prix ce jour-là pour faire une meilleure recette, car, le vendredi, le marché de gros est fermé, et donc nous ne disposons que de la marchandise de la veille. Il vaut mieux en liquider le maximum». Quand on lui demande comment il en est venu à ce métier, il raconte quelques bribes de sa vie, qui sont en fait l’histoire de dizaines de milliers de marchands ambulants à travers la métropole casablancaise. C’est dans les années 1970 qu’il a fui son patelin natal, Bir J’did, dans la région de Doukkala. Il n’y avait pas de travail et il fallait bien se débrouiller ; la terre, en raison de la sécheresse, était devenue inculte. «Avec deux femmes et dix enfants à nourrir, il fallait bien trouver autre chose», raconte-t-il en soupirant.
En effet, Casablanca attirait comme un aimant les ruraux qui désertaient la campagne. Son premier métier, en y débarquant, est la maçonnerie. Le matériel est facile à acquérir : un seau et une truelle entre les mains et le voilà au mouqef de Bab Marrakech à partir de huit heures du matin, à la recherche de clients. «Ce sont les juifs qui m’ont appris le métier». Combien gagnait-il à l’époque ? Cela dépendait des jours et des années : «40 à 50 DH par jour dans le meilleur des cas». Il loua une chambre, à 20 DH par mois, dans une maison de l’ancienne médina dont les autres chambres étaient louées à d’autres résidents. Il y vit toujours. Vendre des fruits sur une charrette est-il préférable à faire le maçon ? «Non, c’est plutôt l’âge qui avance et la force qui décline. Mon corps ne supporte plus les travaux pénibles. Si je gagne 1500 à 2000 DH par mois, je suis heureux.» Larbi se détourne alors et va s’occuper de ses clients.
Notre interlocuteur suivant est plutôt jeune, la trentaine. Il vend aussi des fruits sur une charrette. Il est tous les vendredis devant une mosquée pour les mêmes raisons que Larbi, mais il ne se limite pas aux mosquées. Il est partout, là o๠il y a plus de clients, et là o๠il n’y a pas de risque de «descente des flics». Parfois, c’est la joutya de Derb Ghallef, parfois Derb Soltane. Il se plante souvent le vendredi devant la mosquée du quartier des Hôpitaux, car la clientèle est plus aisée qu’ailleurs et marchande moins. Il y reste de midi à 14 heures, le temps d’écouler l’essentiel de sa marchandise. Tous les matins, il est au marché de gros pour s’approvisionner, en tout 1 000 dirhams de marchandise. Son gain ? 100 DH maximum.
Brahim, lui, est originaire de Ras El Aà¯n, dans la région de Settat. Marié et père de trois enfants en bas âge, il a laissé sa famille au douar pour venir à Casablanca en quête de travail. Il essaie de vivoter avec 20 à 30 DH par jour. Chaque fin de mois, il rejoint sa famille à laquelle il réserve l’essentiel de ses gains.
Autres marchands attirés par les mosquées : les vendeurs de livres religieux, de Coran, de cassettes vidéo et autres CD, le tout disposé à même le sol. Parmi ces articles, on trouve également, pêle-mêle, porte-clés, chaussettes, slips et autres babioles. Diversion pour ne pas être taxés de prosélytisme ? Toujours est-il que, hormis le prix des produits, qui ne dépasse pas 10 DH l’unité, il est difficile de leur soutirer la moindre information.
Ils sont devant les mosquées, mais aussi dans les «joutiya», les souks, à la sortie des stades…
Ce qui est clair, c’est qu’ils s’installent près des mosquées pour appâter un maximum de clients, et que les prieurs du vendredi sont des acheteurs potentiels pour leurs produits. En fait, on peut aussi trouver ces mêmes vendeurs de littérature islamiste ailleurs, au hasard des rues, dans les cafés, les souks, les hammams… S’ils sont peut-être l’instrument d’une propagande, ils en ignorent probablement la teneur, leur mobile étant plutôt commercial.
Nous avons interrogé Mohamed Laoudi, auteur de l’ouvrage Casablanca à travers ces petits métiers de la pauvreté(*) (voir encadré ci-dessus), sur les motivations de ces vendeurs. Il nous a fait cette réponse : «Il y a des spécificités et un conditionnement matériel et financier dus, certes, à l’influence présumée des réseaux liés à la mouvance intégriste concernant certaines micro-activités exercées devant les mosquées. Mais force est de reconnaà®tre que le phénomène du petit commerce des ouvrages et des CD de prêche religieux, de tendance plutôt wahabiste amenés du Moyen-Orient, procède des mêmes motivations socio-économiques marquées par la pauvreté et les exigences de la survie en milieu urbain. Il est, au même titre que l’activité de l’ensemble des petits marchands de rue, l’expression flagrante du manque d’emplois, de l’accroissement du chômage, de l’archaà¯sme politique et économique et des fortes disparités sociales». Si on étale ses produits, quels qu’il soient, devant une mosquée, c’est avant tout pour vendre mieux.
Mosquée ou pas, l’espace commercial pour un vendeur de rue n’est jamais sûr, d’o๠sa grande mobilité. Ils sont dans les joutiya, les souks, devant les mosquées, à la sortie des stades, partout dans les rues de Casablanca, et ils appartiennent quasiment tous à cette couche de la population vulnérable, aux conditions précaires qui, pour subvenir à ses besoins, contribue à créer cette culture de la débrouillardise qui alimente et se nourrit du secteur informel. Ils sont marchands ambulants de fruits et légumes, de pain, d’escargots, de littérature de propagande islamiste, de petits produits… Leur nombre exact n’est pas connu, mais ils se comptent par dizaines de milliers, et se recrutent pour la plupart dans cette population rurale qui a fui la campagne pour la ville au début des années soixante (voir encadré en page 57).