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Société

Ahmed Harzenni : «Commis de l’Etat… et alors ?»

Le CCDH fonctionne en toute indépendance vis-à -vis de l’Etat.
Il travaille avec une commission interministérielle sur 864 dossiers
de réinsertion professionnelle de victimes des années de plomb.
Pour les plus à¢gés, la solution sera sans doute une pension
de retraite.
On a identifié huit régions ayant particulièrement souffert
de la répression. Des fonds seront collectés pour leur développement.
Plus que des excuses, le Roi a parlé de «noble pardon» face
aux victimes. Il serait outrecuidant de demander plus.

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Nommé par le Roi le 31 mai 2007 comme successeur de Driss Benzekri qui venait de décéder, à  la tête du Conseil consultatif des droits de l’homme (CCDH), Ahmed Harzenni n’est pas inconnu des milieux médiatiques, politiques et des droits de l’homme. Ex-détenu politique, il avait été condamné à  15 ans de prison dans le premier procès des marxistes-léninistes de Casablanca, en 1972. Il restera emprisonné pendant 12 ans avant d’être gracié par le roi Hassan II, en 1984. A sa sortie de prison, il fera du militantisme politique sa ligne d’action. Un parcours qui l’amènera à  fonder, en 2002, avec des militants de gauche et d’ex-compagnons d’infortune, la Gauche socialiste unifiée (GSU), le parti qui a fédéré, au sein d’une même structure, la plupart des composantes de la gauche radicale marocaine des années 1970. Homme au franc-parler bien connu, Ahmed Harzenni s’est particulièrement distingué par son témoignage, salué par certains, stigmatisé par d’autres, lors des auditions publiques organisées par l’Instance. Prenant le contre-pied de ses compagnons, il avait refusé de se considérer comme victime seulement, déclarant que la responsabilité des tourmentes politiques qui ont donné lieu aux années de plomb était partagée entre le régime de Hassan II et ceux qui voulaient le renverser.
Cent jours après sa nomination, Harzenni dresse, dans cet entretien qu’il a accordé à  la Vie éco, un bref bilan de ses réalisations, des tâches qui attendent encore le CCDH, nous parle du pourquoi de la participation du conseil en observateur aux élections du 7 septembre 2007, et de l’état actuel des droits de l’homme au Maroc.

La Vie éco : Cent jours à  la tête du CCDH. Un premier bilan ?
Ahmed Harzenni : C’est aux observateurs de le faire en réalité. Mais je pourrai le résumer en trois points : nous avons pratiquement bouclé le dossier des indemnisations et nous nous organisons pour mettre en Å“uvre le programme de développement et de réparation communautaire, ces deux actions s’inscrivant dans la ligne des recommandations de l’IER.
Le deuxième dossier auquel nous nous sommes attaqués, bien que je n’aie pas été impliqué dans son démarrage, est l’élaboration de l’avis, qui nous a été demandé par le Roi, sur le Conseil des Marocains de l’étranger. Nous sommes donc en train d’y mettre la dernière touche avant de le soumettre à  la prochaine session du conseil, puis au Souverain.
Troisième tâche accomplie depuis mon arrivée, l’observation des élections législatives du 7 septembre. C’est une première au Maroc, et je crois que nous avons réussi dans cette mission.

La supervision des élections doit, normalement, être menée par un organisme non étatique et totalement indépendant…
L’observation des élections, au stade du développement démocratique o๠nous nous trouvons, relève bien des compétences du CCDH, dans la mesure o๠il fallait s’assurer que le droit du citoyen à  la participation politique, à  la prise de décision, au choix de ses représentants était définitivement acquis. Il fallait donc faire de l’observation, et déployer tous les moyens pour la réussir. Maintenant que nous sommes sûrs que ce droit n’est plus précaire comme il l’était auparavant, peut-être appartiendra-t-il à  une autre entité de s’occuper de l’observation à  l’avenir. A l’heure actuelle, le CCDH est tout à  fait indiqué pour jouer ce rôle, dans la mesure o๠c’est une institution indépendante…

Indépendante, c’est vite dit ! Le CCDH n’est-il pas un organe consultatif créé par l’Etat, et relevant de l’Etat ?
Tout appartient à  l’Etat dans le pays o๠nous vivons. Nous faisons partie de l’Etat, certes, mais nous sommes indépendants des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Il n’est pas tout à  fait exact de dire que le CCDH a été créé par l’Etat : des organes comme le CCDH ou l’IER, comme vous le savez, ont toujours été une revendication des milieux des droits de l’homme et des forces démocratiques de notre pays. On peut dire que c’est une création mixte de par sa constitution même, dans la mesure oà¹ à  ce conseil figurent les représentants des partis politiques, de la société civile… Il est plus exact de dire que le CCDH est le produit d’une volonté commune de l’Etat et de la société politique et civile de ce pays, une institution fonctionnant en toute indépendance.

Restons sur ces élections, vous n’avez pas été tendre avec le collectif qui a observé les élections en le qualifiant de nihiliste dans son rapport d’observation…
Le tissu associatif est notre partenaire dans l’observation des élections, mais il faut dire les choses comme elles sont. Ce tissu associatif a souffert de ses limites organisationnelles au cours de son travail d’observation. Au lieu de le reconnaà®tre et d’aller de l’avant, il a essayé de faire endosser la responsabilité au CCDH. Pire, à  la fin de son travail, il a produit un rapport préliminaire qui n’est pas conforme aux standards internationaux en matière d’observation des élections. Au lieu de nous décrire l’atmosphère générale, saine, dans laquelle s’est déroulée l’opération de vote, ledit rapport s’est fourvoyé dans des détails qui mettent davantage l’accent sur les points négatifs que positifs. La problématique du faible taux d’abstention nous interpelle tous, mais c’est un détail pour tout observateur impartial. Ces détails, on peut les énumérer, mais ils ne doivent pas constituer la charpente d’une observation neutre, qui, elle, doit parler du processus électoral en général. Mais, ne soyons pas trop sévère, nous sommes tous dans un long processus d’apprentissage.

Deux grandes recommandations de l’IER ne sont pas encore mises en Å“uvre : la réinsertion professionnelle des victimes des années de plomb, et la réhabilitation communautaire. O๠en êtes-vous ?
Pour la réinsertion professionnelle, il y a une commission interministérielle qui s’occupe, en étroite collaboration avec le CCDH, de la question qui concerne 864 personnes, dont les dossiers sont étudiés au cas par cas. Il n’existe pas de solution standard. Retourner à  son travail antérieur n’est pas la solution idoine, du moins pour les victimes ayant travaillé dans la Fonction publique. Ce n’est pas après l’opération de départ volontaire, o๠l’Etat s’est allégé d’un certain nombre de fonctionnaires que, maintenant, on va lui demander d’en réintégrer d’autres. Autre contrainte : les compétences et les qualifications des victimes des années de plomb qui ont perdu leur travail ne sont pas les mêmes. Il faut donc trouver, pour chaque dossier, une solution appropriée en fonction de l’âge et des compétences.
Pour les personnes qui sont à  un âge avancé et qui travaillaient tant dans le privé que dans le public, l’idée est de leur assurer une pension de retraite. D’autres seront aidées à  trouver un emploi dans le privé. Rassurez-vous, ce dossier n’a pas été mis de côté : le CCDH, la Primature et le ministère de la modernisation des secteurs publics travaillent dessus.

Dans quel délai, selon vous, des solutions seront-elles proposées ?
Il serait démagogique de ma part de donner une date pour la résolution définitive de cette question de réinsertion professionnelle.

Et la réhabilitation des régions?
Nous en avons identifié huit, celles qui ont le plus souffert de la répression et de la marginalisation. Nous avons collecté des fonds auprès d’institutions étrangères comme l’Union européenne, et marocaines, à  l’instar de la CDG. C’est un début et nous espérons collecter des fonds à  mesure que les programmes de développement de ces régions avancent. Il est difficile de donner un calendrier, ces programmes s’inscrivant par définition dans la durée.

Une autre recommandation de l’IER reste aussi sans réponse : les excuses officielles et publiques que l’Etat devrait présenter aux victimes…
Pour moi, cela a été fait. Chaque décision envoyée à  la victime à  l’occasion de son indemnisation comporte une reconnaissance par l’Etat de ses torts. Cela a été écrit noir sur blanc. Cela dit, il ne faut pas oublier que le jour o๠le Roi a reçu le Rapport du cinquantenaire et les victimes des années de plomb et leurs familles, il a, dans son discours, parlé de «assafh al jamil» (le noble pardon). C’est pour moi beaucoup plus que des excuses, c’est une demande claire de pardon. Très humblement, il serait à  mon avis outrecuidant de demander plus que ça.

Le Conseil des MRE que vous avez évoqué est-il pour bientôt ?
L’idée est que les Marocains de l’étranger s’impliquent dans la prise de décision au niveau national, surtout lorsqu’il s’agit de politiques qui les intéressent directement. C’est l’objectif derrière la création de ce Conseil des Marocains de l’étranger. Il a été procédé à  une large concertation auprès des Marocains dans la grande majorité des pays o๠ils résident. Trois grands colloques ont été organisés par le CCDH sur les thèmes fondamentaux qui ont trait à  l’émigration, des questionnaires ont été envoyés à  des milliers de Marocains de l’étranger pour demander leurs visions, attentes et suggestions concernant ce conseil. Tout cela a fait l’objet d’un rapport qui est pratiquement bouclé, qui comporte aussi l’avis du conseil. Il sera examiné et entériné à  la prochaine session du conseil, après quoi il sera soumis au Roi, probablement avant la fin de l’année en cours.

Beaucoup de Marocains de l’étranger, et d’associations qui les représentent, ont manifesté leur colère sur la façon discriminatoire dont les consultations ont eu lieu…
Je vous assure que pratiquement tout ce qui compte comme immigration marocaine dans les pays o๠elle est présente d’une façon massive a été contacté d’une façon ou d’une autre. Si quelques-uns manifestent de la colère, ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas été touchés ou consultés, mais surtout pour s’assurer une place dans ce conseil. Je crois que ce genre de réaction est prématuré, ce conseil n’est pas encore constitué et sa composition n’est pas encore connue. Même le texte de sa création n’a pas encre vu le jour, alors pourquoi ce branle-bas de combat ?

Revenons aux élections. Le CCDH a supervisé l’opération d’observation, et a constaté le taux faible de participation. Est-il maintenant prêt à  participer à  une grande opération d’éducation civique ?
Je précise d’abord que la problématique du taux de participation et celle de l’observation des élections ne relèvent pas du même registre. L’observation se porte sur le déroulement des élections quel que soit le taux de participation. Ce dernier relève d’une problématique politique, alors que l’observation des élections relève davantage du technique : observer les conditions dans lesquelles l’opération de vote s’est déroulée. S’agissant de la problématique de l’observation, qui concerne la régularité et l’honnêteté des élections, les choses se sont passées d’une manière très saine. Nous n’avons jamais eu d’élections aussi transparentes que celles du 7 septembre, la préparation technique était très professionnelle, de l’avis même des observateurs internationaux.
Quant au faible taux de participation, je crois que le fait même de le déclarer sans hésitation et sans retard le soir même des élections est une immense avancée. Gonfler les chiffres, transporter les citoyens malgré eux aux bureaux de vote, des pratiques comme celles-là  sont maintenant révolues.
En lui-même, ce faible taux de participation est une sonnette d’alarme aussi bien aux oreilles de la société politique que de la société civile. Cette dernière, qui a mené toute une campagne pour inciter les gens à  voter, doit reconnaà®tre son échec, et changer peut-être de méthode de travail. Le message s’adresse encore plus aux partis politiques, dont la capacité de mobilisation devient de plus en plus faible, qu’à  la société civile. D’ailleurs, au niveau de l’observation, la plupart des chaises réservées aux représentants des partis dans les bureaux de vote sont restées vides.

Le CCDH n’a-t-il pas de rôle à  jouer dans cette éducation civique ?
Attention, le faible taux de participation n’est pas nécessairement un geste d’incivisme. Dans beaucoup de pays démocratiques, le taux de participation n’est pas élevé. Les gens vont voter massivement quand il y a un enjeu majeur ou un danger dans l’air. Ne pas participer au vote est aussi un droit, surtout quand il y a des raisons qui le justifient. Maintenant on peut se demander pourquoi des citoyens, délibérément, ne vont pas voter. Là , il faut s’interroger sur la cohérence des programmes des partis, sur le style de communication, sur le nombre exagéré de partis qui peut plonger les électeurs dans la perplexité. Evidemment, il y a un travail de promotion du civisme qui doit être fait, mais cela ne se traduira pas nécessairement par un bon taux de participation à  l’avenir.

Quelles sont les prochaines actions du CCDH ?
Deux chantiers s’imposent dans l’immédiat : la charte des droits et devoirs des citoyens, qui a été demandée par le Roi au CCDH depuis quelques années déjà . Nous allons nous y attaquer dans les prochaines semaines. Il y a également l’ouverture du chantier des réformes juridiques et politiques qui font d’ailleurs partie des recommandations de l’IER.

Vous-même avez passé 12 ans en prison, et aujourd’hui, vous êtes président du CCDH, autant dire un commis de l’Etat. Quel sentiment peut-on éprouver dans ces conditions ?
Il faut dire que le Maroc s’est considérablement libéré du passé, et a déjà  les deux pieds sur l’autre rive. Mais le chemin est encore long, il y a beaucoup de réformes à  introduire, pas uniquement sur le plan politique, mais aussi sur le plan de la justice, de l’éducation, et de la culture d’une manière générale. Mais, sur de nombreux plans, je crois que nous avons franchi le Rubicon. Le Maroc actuel est radicalement différent du Maroc que vous avez évoqué.

Maintenant que je suis un commis de l’Etat, comme vous dites, je n’ai pas d’objection à  me voir qualifié ainsi, dans la mesure o๠dans ce que je fais je ne ressens aucune contradiction avec mes aspirations les plus profondes. Je suis président du CCDH, mais je garde toutes les habitudes que j’avais avant de le devenir : je fréquente toujours le même café du quartier, les mêmes amis, et je circule dans la rue comme n’importe quel autre citoyen. Je ne sais pas ce qu’est un commis de l’Etat sinon un citoyen comme tous les autres.