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Idées

Le rire interdit de séjour

Si les blagues véhiculées par «Nichane» sont à  ce point attentatoires à  la morale et à  la religion, le procureur du Roi devrait aller
jusqu’au bout de sa logique. Il lui faut poursuivre ceux qui les inventent,
les racontent
et en rient. Voilà  de quoi renouveler largement la population carcérale
!

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Personne ne choisit l’époque ni le lieu de sa naissance. Tout comme l’heure de sa mort. Personne n’assiste non plus de gaieté de cÅ“ur à  ce lent naufrage qu’est la vieillesse. Chaque saison de la vie a ses charmes mais il n’est pas d’automne qui puisse égaler un printemps, ce temps magique o๠la capacité de rêver un monde meilleur aide à  transcender les aridités du réel. Mais si aujourd’hui on venait à  demander à  certains d’entre nous d’avoir à  nouveau vingt ans dans le Maroc présent, il n’est pas sûr qu’ils acquiescent à  la proposition. Vingt ans aujourd’hui dans ce Maroc qui se «tartuffie» à  vue d’Å“il, ce Maroc consumériste délesté de ses repères et embrigadé dans des bigoteries d’un autre âge, ce ne serait franchement pas un cadeau. Au vu du paysage actuel, de ces élections qui éveillent sur le plan politique autant l’opportunisme que la poltronnerie, de ce désabusement généralisé, de cette incapacité à  casser les moules anciens et à  inventer des possibles porteurs, on se dit combien il est bon de ne pas avoir eu à  vivre sa jeunesse à  l’aune de cet horizon-là .

L’affaire Nichane représente ce que nous avons connu de plus absurde en matière de comportement liberticide. Cauchemar pour les journalistes concernés, elle l’est également pour tout Marocain aspirant à  la modernité et à  la démocratie. «Modernité et démocratie», des mots qui sonnent de plus en plus creux. «Il y a manifestement un gouffre entre les déclarations des autorités qui vantent un Maroc moderne et démocratique et la réalité à  laquelle sont confrontés les journalistes», écrit Reporters sans Frontières dans son communiqué relatif au procès Nichane qui s’est ouvert le 8 janvier dernier à  Casablanca et dont le verdict a été prononcé le 15 du même mois.

Pour avoir publié des blagues racontées par les Marocains au sein de la société marocaine, les intéressés étaient en effet poursuivis pour «atteinte à  la religion islamique». Cela conduit à  conclure que tout bon mot sur Dieu, tout trait d’humour relatif au Prophète est passible de prison. Pauvre islam ou, plus exactement (l’islam n’ayant rien à  voir avec la petitesse des hommes), pauvres musulmans pour qui même le rire devient une agression ! Si les blagues véhiculées par Nichane sont à  ce point attentatoires à  la morale et à  la religion, le procureur du Roi aurait dû aller jusqu’au bout de sa logique et poursuivre ceux qui les inventent, les racontent et en rient. Voilà  de quoi renouveler largement la population carcérale ! «Des blagues religieuses, écrit ce blogueur, j’en ai entendu des tonnes, quand j’étais au CP, au collège, au lycée, dans le supérieur… j’en ai entendu de la bouche de mes professeurs, de mes amis, de l’épicier dial derb, du policier du rond-point…, sans qu’aucun d’entre eux ne se fasse arrêter… On rigolait même à  chaque fois avant de soupirer “Ya Rabi tsmahlina”et revenir à  nos occupations». Si «Rabi tayesmah», certaines de ses ouailles ne l’entendent pas de cette oreille. Hier, c’était le statut de la femme que l’on instrumentalisait à  des fins politiques, maintenant, c’est le rire que l’on prend en otage au nom de la morale et de la bienséance. C’est grave, plus que cela même, c’est dramatique. A un double niveau. Au niveau social et au niveau politique. Beaucoup de choses font mal dans cette affaire. Il en est ainsi de la mollesse des réactions engendrées par cette affaire. Celle-ci, de par son absurdité, aurait dû provoquer une levée de boucliers sans précédent de tout ce que la société compte comme modernistes. Cela n’a pas été le cas. Rares sont ceux, au sein même de la profession, qui se sont laissé aller à  exprimer une indignation franche et totale. Pourquoi ? On invoque le fait que des croyants ont pu se sentir bafoués dans leur foi. Très bien, mais que fait-on des autres, ceux dont on attente au sentiment de liberté par cette restriction au droit de rire de ce que la société elle-même sécrète comme dérivatif à  ses maux ?

Triste temps, triste époque et triste état de nos convictions et de nos engagements. «En général, écrit une autre blogueuse dans le Magazine des Blogs, toujours à  propos de Nichane, je n’ai pas d’élans philosophiques, mais cette fois-ci, je trouve que ce passage décrit parfaitement mon état d’esprit actuel». Beaucoup y reconnaà®tront le leur : «Suppose que tu rencontres un fou qui affirme qu’il est un poisson et que nous sommes tous des poissons. Vas-tu te disputer avec lui ? Vas-tu te déshabiller devant lui pour lui montrer que tu n’as pas de nageoires ? Vas-tu lui dire en face ce que tu penses ? Si tu ne lui disais que la vérité, que ce que tu penses vraiment de lui, ça voudrait dire que tu consens à  avoir une discussion sérieuse avec un fou et que tu es toi-même fou. C’est exactement la même chose avec le monde qui nous entoure. Si tu t’obstinais à  lui dire la vérité en face, ça voudrait dire que tu le prends au sérieux. Et prendre au sérieux quelque chose d’aussi peu sérieux, c’est perdre soi-même tout son sérieux. Moi, je dois mentir pour ne pas prendre au sérieux des fous et ne pas devenir moi-même fou».Tiré de Risibles amours, petites nouvelles de Milan Kundera.