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Idées

Ian Buruma : Les immigrés, nécessaires mais pas bienvenus

NEW YORK – Baruch Spinoza, le philosophe hollandais du XVIIe siècle, Benjamin Disraeli, le Premier ministre britannique du XIX e siècle, et Nicolas Sarkozy, le président français du XXI e siècle, ont tous un point commun : ce sont des enfants d’immigrés. Les individus ont migré vers d’autres pays depuis des milliers d’années – pour échapper à  leur situation, pour faire fortune, pour être libre, ou juste pour commencer une nouvelle vie. Ils ont souvent enrichi leur patrie d’adoption en réalisant de grandes choses, ou en ayant des enfants qui les réalisèrent.

Publié le


Mis à jour le

Buruma 2011 02 23

Les nouvelles vagues d’immigration sont rarement, ou jamais, appréciées, mais elles sont souvent nécessaires. Au cours du dernier demi siècle, des vagues successives d’immigrés en provenance d’Afrique du Nord et de Turquie se sont installées dans les pays d’Europe de l’Ouest, non en raison de la générosité occidentale, mais parce qu’ils ont occupé des emplois dans les autochtones ne voulaient plus. Ils furent toutefois considérés comme des travailleurs temporairement présents, et pas comme des immigrés.

L’idée était qu’une fois leur travail effectué, les immigrés rentraient chez eux. Lorsqu’il devint clair que la plupart préféraient rester, et qu’ils furent rejoints par leur famille, souvent nombreuse, la nationalité de leur pays d’accueil leur fut accordée, la plupart du temps avec réticence, mais sans qu’ils soient pour autant traités comme de véritables citoyens.

Les xénophobes, ainsi que les idéologues de gauche du multiculturalisme, considèrent ces nouveaux Européens comme tout à fait distincts des personnes nées dans le pays, bien que pour des raisons différentes. Les avocats du multiculturalisme perçoivent les tentatives d’intégration des étrangers comme une nouvelle variante du racisme colonialiste, tandis que les xénophobes n’aiment simplement pas toute personne qui a l’air, qui parle ou qui sent différemment.

Nous qui vivons dans des pays dont la population vieillit rapidement, comme en Europe occidentale ou au Japon, avons toujours besoin des immigrés. Sans eux, des institutions essentielles, comme les hôpitaux, manqueraient de personnel, et de plus en plus de personnes âgées devraient être prises en charge par des jeunes de moins en moins nombreux.

Et pourtant beaucoup de politiciens traitent aujourd’hui l’immigration comme un désastre, en Europe en particulier. De nouveaux partis populistes obtiennent un nombre important de voix simplement en agitant l’épouvantail des horreurs supposées de l’islam, ou d’un choc des civilisations. Mais pour ces populistes, les véritables ennemis – pires peut-être que les immigrés mêmes – sont les « élites cosmopolites » qui tolèrent, voire encouragent ces horreurs. Les politiciens traditionnels ont tellement peu de cette démagogie populiste qu’ils finissent la faire leur.  

Le manque d’intégration des immigrés non-occidentaux dans des pays comme la France, l’Allemagne ou les Pays-Bas est souvent exagéré par des alarmistes hystériques. L’Europe est après tout loin d’être « islamisée ». Mais le fait que certains jeunes originaires d’Afrique, de l’Asie du Sud ou du Moyen-Orient se sentent tellement aliénés dans le pays européen de leur naissance qu’ils sont prêts à assassiner leurs concitoyens au nom d’une idéologie religieuse révolutionnaire, signifie qu’un véritable problème se pose. Autrefois, les enfants des immigrés, même s’ils ne se sentaient pas particulièrement bienvenus, avaient rarement l’envie de faire exploser l’endroit dans lequel leurs parents s’étaient établis.

Les politiques suivies par certains pays musulmans sont partiellement à blâmer. L’extrémisme islamiste est un credo révolutionnaire auquel des jeunes vulnérables peuvent facilement se rallier, pour se donner un sentiment de pouvoir et d’appartenance. Les hindous, les chrétiens et les bouddhistes n’ont pas ce genre de cause religieuse, raison pour laquelle le terrorisme politique est largement le fait de musulmans. Mais comme le démontrent les émeutes sporadiques dans les cités peuplées par des immigrés de nationalité française, la violence n’est pas uniquement le fait de musulmans. Les politiques nationales en sont en partie responsables, mais elle s’explique surtout par des politiques d’immigration complètement inadéquates dans tous les pays de l’Union européenne.

A part les citoyens de l’UE, qui ont en théorie le droit de travailler où bon leur semble dans l’Union (les Roms roumains en France ont peut-être un autre avis sur la question), trois autres groupes de personnes ont été autorisés à s’installer en Europe : les citoyens des anciennes colonies, comme les Algériens en France, les Indiens et les Pakistanais en Grande-Bretagne, et les Surinamiens aux Pays-Bas ; les travailleurs « invités », arrivés dans les années  1960 et 1970 ; et les réfugiés politiques, ou demandeurs d’asile. Contrairement au Canada et aux Etats-Unis, les immigrés économiques n’ont pas le droit de devenir des citoyens de ces pays en échange du travail nécessaire qu’ils effectuent.

Les immigrés – et pas seulement les travailleurs « invités » – qui viennent dans un pays pour y travailler ont davantage de raisons de s’intégrer, dans une certaine mesure, et d’être traités comme citoyens, que les personnes qui viennent avec le passif d’un empire, ou comme réfugiés, ou pire, comme personne prétendant être réfugiée parce qu’elle n’a aucun autre moyen d’avoir accès aux marchés du travail des pays riches. Mais les États providence européens sont mieux équipés pour venir en aide aux demandeurs d’asile et autres dépendants qu’à ceux qui cherchent du travail.

Lorsque les politiciens européens affirment que la France, l’Allemagne ou les Pays-Bas ne sont pas des terres d’accueil traditionnelles des immigrés, comme les Etats-Unis, ils ont raison jusqu’à un certain point, comme le démontre l’exemple de Spinoza, Disraeli et Sarkozy. Ce qui est par contre sûr est qu’un nombre important d’immigrés s’est accumulé dans plusieurs pays sur une courte période de temps et de manière chaotique, donnant l’impression qu’aucun gouvernement n’a jamais eu de contrôle sur la situation.

Les enfants des travailleurs invités se sentent rejetés. Les réfugiés se morfondent, impuissants, dans des centres d’accueil, ou sont soupçonnés d’être des tricheurs. Et les anciens colonisés, bien que souvent très bien intégrés, portent fréquemment les cicatrices d’une histoire coloniale troublée.

Le Japon, et même les Etats-Unis, connaissent également ces problèmes. Le gouvernement japonais a purement et simplement expulsé les travailleurs immigrés iraniens quand les emplois se sont raréfiés. Mais il ne sera pas si facile de faire de même avec les centaines de milliers de Chinois qui vivent au Japon sans pour autant bénéficier de droits civiques. Le même constat vaut pour les Mexicains qui travaillent aux Etats-Unis, souvent illégalement.

Des millions de personnes dans le monde vivent dans les limbes – qu’on ait besoin d’eux, ou qu’on les prenne en pitié, dans tous les cas, elles ne sont pas bienvenues. Il n’existe pas de remède simple ou rapide à ce problème, en particulier dans des temps difficiles au plan économique. Mais l’Europe – et le Japon d’ailleurs – devraient commencer par légaliser l’immigration économique, en définissant les emplois disponibles, et en accueillant ceux qui les occuperont, non comme travailleurs invités, mais comme citoyens à part entière.

Copyright : Project Syndicate, 2010.
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Traduit de l’anglais par Julia Gallin