Les milliards incontrôlés des Å“uvres sociales

Après le scandale du COS-ONE, l’IGF a ouvert les dossiers des COS
de la Justice et du Parlement.
Disposant de patrimoines qui se chiffrent en millions de DH, ces associations
échappent à tout contrôle, en dépit des lois existantes.
Fortes suspicions sur des imbrications entre les finances des partis politiques
et des syndicats et ceux des COS.
Après le feuilleton des scandales des établissements publics (CIH, BNDE, Comanav …), serait-ce au tour des COS (Comités des œuvres sociales), ces associations émanant des administrations et collectivités locales, d’occuper le devant de la scène ? Tout porte à croire que le processus enclenché devrait subir une accélération au cours des mois à venir. L’affaire du COS-ONE qui a laissé une lourde ardoise au CIH a jeté une lumière crue sur les pratiques en cours au sein de ces associations. Des pratiques connues, mais longtemps ignorées par les responsables. A leur tour, le Parlement et le ministère de la Justice ont sollicité les services de l’Inspection générale des finances (IGF) pour auditer les comptes de leurs deux associations. Loin des proportions qu’avait prises le scandale du COS de l’ONE, les deux audits n’en ont pas moins dévoilé des dysfonctionnements plus ou moins graves. Les semaines à venir pourraient s’annoncer difficiles pour d’autres associations si leurs départements de tutelle viennent à s’intéresser à leur gestion.
Les appels à la transparence ne font pas le poids devant le lobby des syndicats
En attendant, la question est de savoir comment des associations, financées à partir de deniers publics et qui, dans plusieurs cas, brassent des centaines de millions de dirhams et disposent d’actifs dignes de grandes entreprises, fonctionnent en dehors de tout contrôle.
Le COS de l’ONE est un cas d’école. Cette structure bénéficie d’un prélèvement de 1 % sur les ventes d’électricité, soit un montant annuel moyen de 75 MDH ! Depuis plusieurs décennies, les responsables de cette association n’ont jamais été inquiétés par les services de contrôle. «Nous avions sensibilisé les responsables de l’office sur ce point, mais pour des raisons historiques, le COS-ONE a toujours été soustrait aux inspections de l’IGF», explique un membre de l’Inspection générale des finances.
Des raisons historiques ? Elles sont à chercher, dans ce cas, du côté de la mainmise de l’UMT (Union marocaine du travail), la centrale de Mahjoub Benseddik, sur l’office, au point qu’aucun directeur général – même Driss Benhima qui n’a pas la réputation d’avoir froid aux yeux – ne s’est jamais aventuré à fouiner dans les affaires du COS, et donc dans celles de l’UMT. C’était le prix de la paix sociale.
Ce laxisme produira les effets que l’on connaît. L’affaire a éclaté au grand jour en mars 2004 au moment du grand toilettage des comptes du CIH. Le COS-ONE, à travers ses projets immobiliers, a laissé une ardoise de 670 MDH dans les livres de la banque (cf. La Vie éco du 13 avril 2004). L’ex-président du comité des œuvres sociales, Mohamed Abderrazak, s’est trouvé au cœur d’un scandale sur fond de spéculation immobilière. Sa destitution manu militari et la nomination d’un nouveau président n’ont pas suffi pour classer le dossier.
De nombreuses personnes s’interrogent aujourd’hui sur les raisons du traitement de faveur réservé à ce COS et à ses dirigeants. «Peut-être, fait remarquer ce fin connaisseur des rouages de l’administration des Finances, qu’il faut attendre un signal politique fort avant de pouvoir s’aventurer à regarder de plus près les dossiers du COS de l’ONE.» Ce comité est l’un des plus riches au Maroc. La valeur de ses actifs est estimée à plus d’un milliard de DH. Mais il n’est pas le seul à se trouver dans une situation financière aussi confortable que préoccupante. A ses côtés, d’autres associations disposent d’un patrimoine, notamment immobilier, que plusieurs entreprises pourraient leur envier. C’est le cas du COS de la Justice qui bénéficie, en vertu d’une convention entre les ministères de la Justice et des Finances, d’une dotation annuelle moyenne de 50 millions de DH. «Il s’agit d’une partie des produits des dépôts des caisses des tribunaux auprès de la CDG», explique M’Hamed Drissi, directeur de l’administration des œuvres sociales.
COS Justice : une mission de contrôle qui aura duré trois mois
L’audit auquel avaient été soumis les comptes de cette association sur demande du ministre de la Justice a relevé plusieurs dysfonctionnements couvrant la période 1995-2003. Une commission tripartite (Justice, IGF et COS) a été, depuis, instituée pour suivre la mise en place des recommandations et a tenu quatre réunions. L’étendue et la complexité des opérations menées par ce COS ont nécessité la mobilisation de 3 membres de l’IGF qui, durant trois mois, ont épluché les dossiers de l’association dont l’actif net atteint 370 MDH. Soit un peu moins que celui de l’association des œuvres sociales des Finances qui avoisine les 400 MDH. Longtemps critiquée, la présidence de cette association a été confiée à un membre du corps de l’IGF. «L’objectif était de soustraire l’association aux convoitises des syndicats». La première décision prise par le nouveau président a été d’engager un cabinet comptable, afin de garder un œil en permanence sur les comptes de l’association.
Mais ce ne sont là que quelques exemples d’un domaine marqué par le nombre important d’acteurs. Les statistiques de la Ligue marocaine des associations des œuvres sociales font état de 400 associations pour un total de 700 000 adhérents. Un peu plus du quart de ces associations, 27 %, relève des collectivités locales, talonnées par la Santé publique (21 %), l’Intérieur (8%) et l’Enseignement (6%).
Autre donnée importante, un document du département de la Modernisation des secteurs publics note qu’en vertu de la Loi de finances 2001, les subventions versées par le Trésor au profit de 46 associations d’œuvres sociales (sans tenir compte des conventions de financement reliant chaque association à d’autres établissements), représentant les différents départements ministériels, ont atteint 37,33 MDH répartis sans logique aucune. Ainsi, les œuvres sociales du ministère de l’Intérieur se taillent la part du lion avec 13,5 MDH, loin devant le ministère de la Défense nationale (4 millions) et de la Santé (3,6 millions de DH). Dans ce classement, les œuvres sociales de la primature sont les moins bien loties, avec pas plus de… 24 000 DH.
Les offices publics apportent des dotations substantielles
Cependant, il est important de souligner que ces aides ne constituent pas, dans plusieurs cas, la principale source de financement. Des conventions sont souvent établies par les COS, avec des offices par exemple. C’est le cas des Cos de la Justice, de l’ONE et du ministère de l’Equipement. Ce dernier, en plus d’une dotation étatique annuelle de l’ordre de 600 000 DH, «bénéficie d’un soutien financier de l’ODEP d’un million de DH. Auparavant, l’ONEP, qui a suspendu sa contribution avec l’arrivée de son directeur général, passait aussi à la caisse», confie à La Vie éco un ancien dirigeant de l’association.
Au ministère de la Pêche, la situation est différente. Les responsables de ce département se sont adaptés à leur propre contexte. «Le COS était financé en partie à travers une ponction de 8 MDH sur les fonds versés par l’Union européenne au titre de l’accord de pêche. Après le niet de Thami Khyari pour la reconduite de l’accord en 1999, le ministre avait réussi à obtenir des Finances le maintien de ce montant dans le budget du ministère. Cette ligne était gérée directement par le secrétaire général du ministère des Pêches qui se trouvait aussi à la tête des œuvres sociales. Ces ressources servaient alors principalement à verser des compléments de salaires aux 300 fonctionnaires du ministère. Des primes étaient ainsi distribuées à tout le monde à l’exception du personnel des délégations», confie cette source qui a été, un certain temps, associée à la gestion de ces fonds.
Des prêts non remboursés par les adhérents
Enfin, autre mal qui ronge les COS, les prêts aux membres qui ne sont jamais remboursés. Un ex-président de COS soutient, pour sa part, que «ces prêts non remboursés ont souvent servi au financement des syndicats et des partis».
Cette connexion entre COS, syndicats et partis est souvent mise en avant par les initiés. Le cas le plus éloquent est bien sûr celui de l’ONE, mais d’autres exemples existent. «La plupart des associations se trouvent sous le contrôle de partis politiques ou de syndicats. L’Ordre national des associations des œuvres sociales des collectivités locales, dominé par le parti de l’Istiqlal, en constitue un exemple», fait remarquer Nourreddine Bensghir, président de la Ligue des associations des œuvres sociales au Maroc. Une domination incarnée, selon lui, par la personne du président de l’association qui se trouve être le directeur d’ Arrissala, imprimerie du parti.
Ces connivences poussent à formuler une question légitime : quel est le lien entre le financement des syndicats et des partis politiques et la gestion financière des COS ? Seul un contrôle rigoureux et des audits planifiés permettront d’apporter des éléments de réponse. Cet aspect, celui du contrôle, bien présent sur papier, est quasi absent sur le terrain, en dépit d’une multitude de textes de loi
Le démon de la spéculation immobilière
Dans plusieurs cas, les Cos se trouvent impliqués dans des opérations de spéculation immobilière sans lien avec leur statut d’association. En dehors du COS-ONE, plusieurs autres associations sont impliquées dans ce genre d’opérations, parfois même de bonne foi. C’est le cas par exemple de la Fondation du ministère de l’Equipement. «En 2004, nous avons revendu un terrain de 2 500 m2 (R+10) situé sur le boulevard Mohammed V, à Kénitra, le standing du quartier n’étant pas conforme à ce que nous voulions pour nos adhérents», explique un membre de l’ancien bureau de la fondation. Selon lui, la vente avait permis une plus-value de 2 MDH.
Les choses ne sont pas toujours aussi simples. C’est le cas, par exemple, d’un autre terrain de 11 hectares dans la palmeraie de Marrakech, acquis en 1992 en association avec le COS des Finances. Initialement destiné à abriter un centre d’estivage, le terrain sera, «faute de moyens», mis en vente. Mais c’était sans compter avec la fermeté des services centraux du ministère des Finances qui se sont opposés à l’opération, «même si un particulier a fait une proposition cinq fois supérieure au prix d’achat». Pareil scénario pour un terrain de cinq hectares à M’diq, immatriculé au nom du COS des Finances. Encore une fois, l’association s’est heurtée au refus du ministère quand elle a proposé sa mise en vente
Dépenses sans justificatifs
Même si l’on tente à l’IGF de minimiser l’importance des dysfonctionnements relevés dans le rapport des inspecteurs chargés d’examiner les comptes de l’association des œuvres sociales des employés de l’hémicycle, les faits sont bel et bien là. Un autre document, produit par les délégués aux comptes chargés à l’occasion de l’assemblée générale d’établir un rapport sur la gestion financière de l’association, met l’accent sur les dysfonctionnements. En plus de l’absence de collaboration de la part des membres du bureau de l’association, les auditeurs ont pointé, entre autres, l’absence de documents comptables retraçant les dépenses effectuées. Ce qui laisse la porte ouverte à toutes les spéculations .