Habitat : sommes-nous sur la bonne voie ?

Le problème du foncier pratiquement réglé : 3 400 ha disponibles, 5 000 autres pour bientôt.
La production de logements à 120 000 DH tarde à voir le jour.
L’accès au financement reste tributaire d’un fonds de garantie
mal paramétré.
L’accompagnement social jugé nécessaire.

En 1961, quand feu Hassan II accéda au Trône, parmi les dossiers qu’il trouva sur son bureau figurait celui du projet – très cher à feu Mohammed V, son père – de relogement des habitants du célèbre bidonville des Carrières centrales à Casablanca. Le nouveau roi s’engagea solennellement à poursuivre l’œuvre. En 1982, non seulement les bidonvilles des Carrières centrales sont toujours une réalité, mais, dans tout le pays, la population des bidonvillois a crû de manière exponentielle : 200 000 ménages y habitaient en 1982, soit environ 1,4 million de personnes. Deux ans plus tard un ambitieux programme, celui des 200 000 logements est lancé : il mettra 19 ans pour être bouclé.
Au début des années 1990 le projet des Carrières centrales rebaptisé «projet Hassan II» n’était toujours pas achevé. Pire, non seulement les habitants de ce gigantesque bidonville n’ont rien vu venir, mais le projet Hassan II était devenu un scandale politico-financier à cause des malversations et des détournements de fonds imputés à des personnes chargées de gérer le dossier. En 1994 la situation avait empiré : au Maroc, 242 000 ménages vivent dans les bidonvilles. On fait table rase du passé et l’on reprend tout depuis le début avec, en prime, un don royal d’un terrain d’une quarantaine d’hectares censé résoudre les blocages fonciers. A fin 2002 le Maroc n’était toujours pas parvenu à résoudre son problème de logement : 270 000 ménages dans les bidonvilles et 430 000 vivant dans des habitations insalubres ou menaçant ruine alors qu’en face, 700 000 logements sont inoccupés. Le projet Hassan II ? Toujours pas achevé. En quarante ans, le Maroc de l’après-indépendance n’a toujours pas résolu une équation aux multiples contraintes dont celles de l’inadéquation de l’offre à la demande et l’incapacité pour les populations nécessiteuses d’accéder à un financement pour pouvoir se reloger.
En novembre 2002, le gouvernement Jettou, à peine installé, prend le problème à bras-le corps : objectif principal, construire ou faire construire 100 000 logements par an. En 2004, il lance un nouveau concept pour lutter contre l’habitat insalubre. Il a pour nom : «Villes sans bidonvilles», VSB pour les initiés. Des projets sont inaugurés un peu partout, des contrats sont signés avec les villes. Bref, une nouvelle dynamique semble se mettre en place. Le spectre du projet du «Karyan central» planant toujours, la question est de savoir s’il n’y a pas de risque de voir surgir un autre «projet Hassan II» dans quelques années. En un mot : sommes-nous, cette fois-ci, sur la bonne voie ?

L’objectif des 100 000 logements sera atteint dès 2005
Question simple, réponse complexe, puisque chacun y va de son appréciation. Il fallait donc réunir tous les intervenants autour d’une même table. Ce fut fait lors d’un brunch organisé par La Vie éco le 25 septembre, à Casablanca, et qui avait pour thème : «Habitat : l’expérience marocaine est-elle probante ?» Les responsables du ministère de l’Habitat et de l’Urbanisme, les consultants de la Banque mondiale (BM) et les professionnels, promoteurs et architectes, sont venus défendre chacun leur vision du secteur.
D’entrée de jeu, le secrétaire général du ministère de l’Habitat, Najib Laâraïchi, plante le décor en donnant les fondamentaux de la nouvelle politique gouvernementale en matière de lutte contre l’habitat insalubre. L’objectif est d’éradiquer tous les bidonvilles à l’horizon 2010-2012. Cette politique est résolument tournée vers l’offre : «Une offre abondante et diversifiée mieux adaptée aux ménages cibles», a précisé M. Laraïchi. Concrètement, l’idée est de doubler le rythme de production des logements sociaux pour arriver à 100 000 unités par an, en ciblant les revenus les plus faibles.
Parallèlement, un travail en aval a été fait. Améliorer les conditions d’accès au logement grâce à la promotion de nouveaux produits destinés aux ménages les plus défavorisés. De plus, par rapport aux anciennes expériences qui figeaient les programmes entre restructuration ou relogement, l’Etat est aujourd’hui ouvert à toutes les propositions. Il propose des lots équipés à 50 000 DH, des lots semi-équipés dans les ZAP (zones d’aménagement progressif) à 30 000 DH, ou encore des logements dont le prix devra varier entre 80 000 et 120 000 DH.
Et pour montrer que ce ne sont pas là simples déclarations d’intention, le représentant du ministère de l’Habitat évoque les chiffres et les principales réalisations. En les examinant, force est de constater, effectivement, que la politique publique en matière de lutte contre l’habitat insalubre est assurément entrée dans une phase active. La preuve : sur 70 villes programmées, 40 ont déjà signé leur contrat de «ville sans bidonvilles» avec le gouvernement. Le rythme de production de logements a entamé une courbe exponentielle. En 2004, près de 217 000 unités ont été mises en chantier tandis que pour le seul premier semestre 2005, elles ont atteint 150 600. A ce rythme, l’objectif que s’étaient fixé les pouvoirs publics, à savoir produire 100 000 logements par an semble de plus en plus à portée de main. Pendant le premier semestre 2005 toujours, quelque 77 000 logements et lots de terrains ont été achevés. M. Laâraïchi fait d’ailleurs remarquer que « si la cadence se poursuit, l’année 2005 sera la première année durant laquelle on atteindra effectivement l’objectif des 100 000 unités».

Des crédits sur 35 ans à l’étude au CIH
Mais si, sur le plan quantitatif, le programme semble aujourd’hui se dérouler comme prévu, qu’en est-il sur le plan qualitatif ? Cette question s’impose car, de l’avis de tous les intervenants, la lutte contre l’habitat insalubre n’est pas uniquement tributaire du combien mais également du comment. A commencer par les mesures d’accompagnement. A ce titre, un des aspects fondamentaux concerne l’accès effectif des populations ciblées aux logements qui leur sont dédiés. D’où le volet épineux du financement. Première question de taille : les ménages des bidonvilles ont-ils de quoi se payer ces
logements ou ces lots de terrain ? Pour y répondre, les responsables mettent en avant une batterie de mesures mises en application dans ce sens.
La thèse du ministère est, somme toute, claire et simple: l’accès au logement serait favorisé par un meilleur accès au crédit facilité par la mise en place de fonds de garantie dont le Fogarim (Fonds de garantie pour les détenteurs de revenus irréguliers et modestes). L’équation est simple et séduisante. Mais elle reste à démontrer dans la pratique.
Aujourd’hui, les intervenants considèrent à l’unanimité que le Fogarim dans sa formule actuelle est un échec. Sur un objectif de 10 000 dossiers par an, seulement 1 000 ont été approuvés. Parmi les causes de ce flop, le fonds a été mis en place alors que les logements à financer, c’est-à-dire censés être de faible VIT (valeur immobilière totale), ne sont pas encore produits. En effet, la quotité maximale pouvant être financée est de 120 000 DH, alors que les logements sont vendus entre 170 000 et 200 000 DH. Comme les acquéreurs potentiels sont presque dans l’incapacité de décaisser la différence, autant dire que l’accès au crédit leur était purement et simplement fermé.
Une autre critique adressée par les promoteurs porte sur l’absence d’une période transitoire durant laquelle le fonds aurait pu coexister avec la ristourne d’intérêt autrefois accordée dans le cadre du programme des 200 000 logements. Abderrazak Walia Allah, directeur adjoint du groupe Addoha, fait remarquer d’ailleurs que les personnes éligibles au Fogarim payent plus cher le crédit immobilier car elles ne profitent pas de la ristourne d’intérêt qui reste accordée aux programmes qui avaient été agréés avant sa suppression. Compte tenu du fait que ces programmes totalisent 90 000 logements, M. Walia Allah préconise que les personnes éligibles aux Fogarim puissent utiliser les deux dispositifs.

Des terrains à prix coûtant pour faire baisser le prix de revient d’un logement
Faut-il réintroduire la ristourne d’intérêt ? Noureddine Talal, directeur de l’audit général au sein du CIH, estime que «la ristourne d’intérêt n’est pas tenable à long terme car déjà elle coûtait près de 400 à 500 millions de DH par an au BGE (budget général de l’Etat). Avec l’accroissement de la demande, ce montant va plus que doubler». Des discussions sont toutefois en cours entre l’Etat et le CIH pour dynamiser le Fogarim notamment en rallongeant la durée du crédit jusqu’à 30-35 ans, en vue de ramener la traite mensuelle à 500 DH.
En attendant la refonte du Fogarim, d’autres moyens de financement sont à l’étude dont le micro-crédit et l’épargne logement. Plus récemment, le ministère vient de lancer une grande nouveauté, testée pour la première fois dans le cadre des deux grandes opérations initiées à Casablanca : une aide directe de 40 000 DH sera désormais accordée à toute personne habitant un bidonville et voulant acquérir un logement auprès de n’importe quel promoteur, qu’il soit public ou privé, alors qu’auparavant, elle était uniquement réservée aux programmes publics de relogement. Avec tout cela, si le problème du financement n’est pas résolu…
Mais le problème du financement n’est pas la seule inquiétude, les promoteurs immobiliers se préoccupent de l’adaptation de l’offre aux instruments mis en place. «Comment pourrait-on construire un logement à 120 000 DH, si la seule incidence du foncier varie entre 40 000 et 50 000 DH par logement», s’exclame Youssef Ibn Mansour, président de l’ALPIC (Association des lotisseurs et des promoteurs immobiliers de Casablanca).
Pour M. Laâraïchi, c’est parfaitement possible et il en veut pour preuve la convention pour la construction de 24 000 logements (14 000 à Tamesna et 10 000 à Tamansourt), dont des logements à faible VIT qui a été signée en 2005. Ce dernier précise qu’il n’est pas demandé aux promoteurs de concevoir des programmes avec uniquement des logements à 120 000 DH. Cependant, le ministère souhaite qu’au moins 20 % du programme comporte cette option de relogement des bidonvillois.
En fait, explique-t-on auministère de l’Habitat, une des pièces maîtresses du plan d’action consiste en la mise à disposition des promoteurs immobiliers des terrains publics au prix coûtant. Ainsi, une première tranche du foncier public de 3 400 ha destinée à des promoteurs privés est en cours d’aménagement. Une deuxième tranche de
5 000 ha devrait suivre. Dans la périphérie de Casablanca, le ministère a identifié quatre nouveaux pôles urbains totalisant une réserve foncière de 1 000 ha à urbaniser pour soulager la pression sur la métropole.

Promoteurs : «L’exonération doit s’étendre aux programmes de moins de 2 500 logements»
Evacué le problème d’un logement pas cher ? Les promoteurs attendent de juger sur pièce. En attendant, ils se battent sur un autre terrain, celui de la fiscalité. Plus exactement, il s’agit de l’article 19 de la Loi de finances de 1999-2000, accordant l’exonération des impôts et taxes pour les promoteurs réalisant, dans un délai de 5 ans, des programmes supérieurs à 2 500 logements. Beaucoup de critiques sont formulées à l’encontre de cet article qui, malgré le fait d’avoir favorisé l’émergence d’un secteur moderne de la construction, a créé à la longue des barrières à l’entrée pour de nouveaux investisseurs, notamment de petite à moyenne taille. La réflexion des promoteurs porte actuellement sur la baisse du seuil de 2 500 logements à réaliser en 5 ans ou la possibilité de moduler les projets en fonction de la région géographique d’intervention.
Ce à quoi M. Laâraïchi rétorque que le département de l’Habitat se bat «pour son maintien». Une chose est cependant sûre : des aménagements seront opérés dans le cadre de la prochaine Loi de finances. «Puisque la politique du gouvernement est d’encourager les logements à faible VIT, il est normal que le ministère utilise cet outil pour encourager les promoteurs à investir dans ce domaine», ajoute le secrétaire général.
De manière générale, la démarche entamée aujourd’hui semble s’inscrire dans une optique de flexibilité, alors qu’auparavant, ce sont justement ces correctifs en cours de route qui manquaient. L’on peut donc supposer que le triptyque foncier-construction-financement présente -ou présentera sous peu – des facettes harmonieuses. Mais, il y a le reste, l’aspect social de cette croisade contre l’habitat insalubre.

Accompagnement social ? Oui mais… où sont les compétences ?
Un aspect qui fait partie des préoccupations de la Banque mondiale, partenaire du Maroc dans l’opération. Pour Anthony G. Bigio, spécialiste senior en urbanisme pour la région Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA), la question qu’il faut se poser, c’est de savoir si les logements produits répondent effectivement aux attentes des bénéficiaires. L’expert en profite pour introduire ce qui à ses yeux constitue une des pièces maîtresses dans la réussite du programme de lutte contre les bidonvilles, à savoir l’accompagnement social.
En un mot, il s’agit pour lui de se concerter avec les populations ciblées, de connaître leurs attentes et surtout de les faire participer aux projets et donc de drainer une plus grande adhésion. M. Bigio n’a d’ailleurs pas caché que les experts de la banque qui accompagnent le programme gouvernemental nourrissent quelques inquiétudes à ce sujet. Concrètement, il s’agit avant de reloger, de déterminer le profil et les capacités de financement des personnes concernées par le programme d’intervention. Il est également question de négocier avec cette population par l’intermédiaire des associations de quartiers diverses options, entre autres, la réhabilitation, le relogement ou l’accès à des lots de terrains viabilisés. Enfin, il permet une préparation de cette population pour l’échéance de l’opération et son suivi en vue de lui permettre une meilleure intégration dans son futur environnement. Difficulté de taille qui illustre bien l’attention secondaire portée à cette dimension sociale : le Maroc ne dispose pas de compétences suffisantes à même de faire de l’accompagnement social. Pour y remédier, l’Etat a délégué 100 techniciens préalablement formés, et fait appel aux services de l’ADS (Agence de développement social). Toutefois, peut-être à cause de la faible expérience dans le domaine, la tâche s’avère très ardue.

Quoi qu’il en soit, les pouvoirs publics ne pourront pas faire l’économie d’une telle démarche sous peine de répéter les erreurs du passé.
Finalement, la question centrale «sommes-nous sur la bonne voie ?» induit deux réponses : la première est que cette fois-ci tout ou presque est fait pour et surtout les mécanismes de réactivité sont installés. La seconde est qu’il faudra attendre qu’une tendance lourde se dessine, soit cinq ans au moins voire dix ou quinze ans. En attendant, il faut espérer que l’on ne se trompe pas encore une fois. Pour Najib Laâraïchi, mieux vaut se tromper que de ne rien faire. Car malgré les erreurs du passé, les différentes politiques gouvernementales qui se sont succédé dans
les années 1970, 1980 et 1990, même si elles n’ont pas réussi à éradiquer les bidonvilles, ont eu au moins
le mérite de les stabiliser. «Imaginez un peu ce qu’ils seraient aujourd’hui si on n’avait rien fait par peur de se tromper». Mieux vaut ne pas y penser !.

L’œil de Rabat… !
Comment s’assurer que le programme «Ville sans bidonvilles» ne sera pas perturbé par les élections et de manière générale par les manœuvres électoralistes des politiciens et élus ? Les pouvoirs publics ont apparemment pris leurs dispositions pour y parer. Une convention vient d’être signée avec le Centre royal de télédétection spatiale (CRTS) qui fournira régulièrement aux walis et gouverneurs des photos aériennes et satellites qui leur permettront de suivre régulièrement l’évolution de leur agglomération. Ces photos qui seront, nous promet-on, d’une grande précision, serviront surtout à détecter l’éclosion de nouveaux îlots de bidonvilles et d’habitat clandestin. Bonne idée.