Entre l’insatisfaction des clients et la pression des objectifs de la banque : dans la peau d’un chef d’agence bancaire

Alimentation des dépôts, placements de produits, gestion des équipes, service à  la clientèle… , il doit être multicasquettes.
La concurrence féroce entre les banques pousse à  la fixation d’objectifs trop élevés, générant un stress énorme.
Prise de risque, dénigrements, plaintes à  la hiérarchie, les gros clients leurs font voir de toutes les couleurs et l’intérêt commercial oblige à  subir.

Chef d’agence bancaire ? La fonction a l’air prestigieuse pour tous ceux qui sont étrangers au métier, mais, en réalité, si elle procure un certain statut social et sociétal, côté jardin, c’est parfois l’enfer, souvent le découragement, des soucis au quotidien. Entre les responsabilités lourdes, y compris pénales, inhérentes à la gestion de valeurs, les objectifs commerciaux imposés par la hiérarchie en termes de production et de collecte de dépôts, la qualité d’accueil et de service dû à la clientèle, souvent très exigeante, et les tracas quotidiens de la gestion des équipes et les insultes parfois que l’on supporte pour sauvegarder une relation commerciale…, le chef d’agence vit un stress quasi permanent.
Ainsi, chez certaines banques, notamment les filiales de groupes étrangers, si l’agence n’est pas rentable, elle est tout simplement fermée. «Chaque agence est autonome. Elle dispose de sa propre comptabilité, ses propres objectifs et son propre RBE (NDLR, résultat brut d’exploitation). Si celui-ci est négatif pendant plusieurs exercices de suite, la direction générale peut très bien décider de sa fermeture et du redéploiement de l’effectif», confie un ex-chef d’agence.

L’agence doit être rentable et ramener de l’argent frais

Pour éviter la fermeture, le chef d’agence et ses collaborateurs (guichetiers et chargés de clientèle) doivent donc s’atteler à la réalisation des objectifs fixés par la direction. Ces derniers sont généralement fixés sur la base des résultats du dernier exercice. «En se basant sur les résultats réalisés cette année, la direction du réseau fixera une évolution qui peut atteindre les 15 voire 20% pour l’année prochaine», explique un autre responsable. «Or, poursuit-il, quand vous êtes dans une agence située dans un quartier résidentiel, par exemple, l’on sait très bien qu’une telle croissance est impossible à atteindre, alors on fait de notre mieux». Pourquoi fixer  un objectif irréalisable au risque de décourager ceux qui ont la responsabilité de l’atteindre ?
Les chefs des quelque 3 600 agences bancaires du Royaume doivent ainsi réaliser quatre grands objectifs par année. A commencer par les dépôts qui constituent une source d’angoisse permanente. «A l’approche du 31 décembre de chaque année, plusieurs chefs d’agences, surtout celles des quartiers populaires, partent à la chasse aux dépôts», ironise le chef d’une agence à Casablanca. En fonction de son emplacement et de ses réalisations lors des exercices précédents, une agence peut avoir un objectif allant de 50 millions à 500 millions de DH. «J’ai rarement eu des problèmes relatifs à mon objectif dépôts jusqu’en 2008. Durant cette année, il me manquait près de 15 millions de DH sur mon objectif qui était de 300 millions DH de dépôts. Et c’est un grand client de l’agence qui m’a dépanné», raconte un autre qui ajoute que l’excès de pression est contre-productif. «Quelques jours plus tard, le client retirait son argent. A quoi cela sert-il alors, si c’est pour embellir les comptes à la fin de l’exercice». En fait, la phobie du 31 décembre devrait bientôt disparaître puisque les banques travaillent sur un logiciel qui calcule la moyenne des dépôts par année. «Déjà utilisé par certaines banques de la place, ce système basé sur la moyenne annuelle est bien meilleur pour la banque parce qu’il donne à la direction une idée sur les dépôts durant toute l’année. Les chefs d’agence ne pourront plus attendre la fin décembre pour renflouer les caisses de l’agence le temps d’une nuit», commente notre source.

Donner des crédits, placer des cartes, et ne pas négliger le recouvrement

Deuxième objectif : les chefs d’agence doivent également atteindre leurs objectifs en matière d’engagements (les crédits) et de produits placés comme les cartes bancaires, les packages, les produits de bancassurance ou encore d’épargne En effet, chaque chef d’agence doit s’assurer, en s’appuyant sur ses collaborateurs notamment, d’un minimum d’ouvertures de compte à partir desquels il va essayer de vendre un certain nombre de crédits et de produits. «Ce sont les chargés de clientèle qui doivent prospecter les futurs clients et les pousser à ouvrir un compte dans leurs agences. Une fois le compte ouvert, le chargé de clientèle doit essayer de vendre le maximum de produits à son client et devrait même lui proposer un crédit immobilier ou un crédit à la consommation», souligne l’ex-banquier.

Remettez l’argent au coursier, je régulariserai demain…

Mais il ne suffit pas seulement de donner des crédits car encore faut-il qu’ils soient bien remboursés. En d’autres termes, les chefs d’agence sont également tenus, troisième objectif, par la qualité du risque. Si les exploitants ont pendant longtemps échappé à l’objectif de réduction des créances en souffrance et de recouvrement, ce n’est plus le cas actuellement. «Comme elles vendent des crédits, les agences bancaires doivent aussi atteindre les objectifs en matière de réduction du taux de créances en souffrance. Il s’agit même d’un objectif très important», souligne un chef d’agence.
Mais l’objectif le plus important, et certainement aussi le plus difficile à mesurer, reste la qualité de la relation avec les clients ou, en d’autres termes, le niveau de satisfaction. «La gestion des clients de l’agence est l’une des tâches les plus difficiles et les plus ingrates pour un chef d’agence car quoi qu’il puisse faire, il est toujours considéré comme fautif par sa direction en cas de différend avec un client», déplore un chef d’agence qui cumule 20 ans de banque.
Tous les chefs d’agence sondés affirment que les clients les plus importants sont toujours les plus exigeants. «Le client important peut même avoir des doléances spéciales que nous n’accordons pas aux autres clients», tient à préciser une responsable d’agence à Rabat. Elle se souvient qu’un jour, à la veille d’une fête, un client, dont le compte courant affichait un crédit de 14 millions de DH, était venu retirer près de 100 000 DH au guichet, mais qu’il n’y avait pas assez de liquidités, «puisque toutes les agences bancaires ont un plafond de 200 000 ou 300 000 DH par jour et que nous étions presque en fin de journée, l’argent n’était pas disponible. Or, le client voulait son argent tout de suite !», explique la jeune femme. «Le client étant parmi les plus importants de l’agence et l’appel de fonds nécessitant un temps qui aurait renvoyé le client au lendemain, j’ai dû aller chercher l’argent manquant, soit près de 80 000 DH, chez un collègue d’une autre agence alors que je n’ai pas le droit de transférer des fonds sans faire appel à un convoyeur professionnel. J’ai donc pris le risque pour satisfaire mon client qui avec tout cela n’a pas apprécié l’attente que l’opération de transfert avait occasionnée», se souvient-elle. Retard dans le traitement d’un dossier de crédit, virement en retard causé par une autre banque, mais également erreurs imputables au système informatique…., les chefs d’agence doivent en fait supporter les sautes d’humeur du client même s’il sait que l’agence en question n’est pas directement responsable de ses désagréments. «Pour lui, nous représentons la banque, alors il se défoule sur nous».
Même quand il a tort, le client peut être injuste et s’en prendre au chef d’agence et parfois le court-circuiter pour aller se plaindre à ses supérieurs, auprès du directeur régional, d’un directeur central ou même du président. «Il s’ensuit une série de réprimandes de la hiérarchie qui au final retomberont sur ma tête. Pour eux, le client est roi, surtout quand il pèse lourd».
Quand le client pèse lourd, qu’il est un gros déposant, il vaut mieux le ménager quitte à prendre des risques qui exposent directement le chef d’agence sans couverture aucune par sa hiérarchie. Un chef d’agence raconte qu’un de ses clients lui a maintes fois demandé de remettre de l’argent à son coursier en attendant de passer régulariser l’opération le lendemain. «Avec une simple signature du coursier, non habilité légalement à faire le retrait, le chef d’agence court un énorme risque en cas de problème. Si vous refusez vous vous faites sermonner, et bien entendu quand vous demandez une confirmation par écrit à vos supérieurs personne ne vous la donne. Bien sûr, on sait que le client est sérieux, mais si son coursier se fait voler l’argent en chemin, c’est moi qui serais dans de beaux draps !». L’intérêt de la relation commerciale pousse souvent à commettre des folies…
Dans la plupart des banques, les clients mécontents disposent ainsi d’un canal de réclamation au niveau des directions régionales, notamment pour se plaindre du mauvais service en agence. Certaines obligent même le chef d’agence concerné par la réclamation d’adresser un rapport dans un délai de 48 heures pour donner sa version des faits. «Rapport ou pas, le client a toujours raison», affirment nos chefs d’agence.