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Culture

Une tragédie nommée «Archives du Maroc»

Le directeur d’Archives du Maroc a beau s’égosiller, ce domaine reste le cadet des soucis de nos dirigeants. Les archives sont pourtant un incontestable vecteur de culture : en prendre soin revient à  redonner la mémoire aux Marocains et à  enrichir leurs connaissances.

Publié le

Archives du Maroc 2012 03 07

Abdelkrim Badjadja a dû administrer pas mal de perfusions dans une vie antérieure. Le vocabulaire médical, cet Algérien de 67 ans en use avec un certain doigté et beaucoup de tristesse, pour parler de son véritable domaine, de sa vocation en péril : les archives, grand corps de métier malade, à en croire notre consultant international, actuellement conseiller en archivistique à Abu Dhabi. L’homme, qui a dirigé les Archives d’Algérie pendant neuf ans, a eu le temps de bien «diagnostiquer» ce qu’il considère être une plaie béante et suppurante pour nos sociétés en voie de développement : «Ou sous-développées, arrêtons de jouer avec les mots», se reprend l’expert. «Pour les archives de nos pays, c’est un traitement d’urgence qu’il faudrait. La situation est vraiment catastrophique».
M. Badjadja n’hésitera pas, tout au long de cette table ronde, organisée le 18 février dernier en marge du Salon du livre, à illustrer son propos à coups d’images choc : «Les archives jetées en vrac dans les caves, à la merci des fuites d’eau, des courts-circuits, des cafards, des rats, de l’oubli, ce n’est plus possible, c’est révoltant. Il faut que ça cesse !». Pareil pour les clichés péjoratifs, moqueurs sur les archivistes, distillés dans l’inconscient collectif : «Dans les films égyptiens, par exemple, le fonctionnaire sanctionné va aux archives. Ce métier n’est pas une punition !», éructe l’indigné, à raison. Non, un archiviste n’est pas un bonhomme besogneux, baignant dans des amas de feuilles jaunies et des nuages d’acariens. L’institution des archives n’est pas non plus à prendre à la légère : les documents qu’on y conserve ne sont pas, comme on se l’imagine paresseusement, une lecture barbante, mais la mémoire d’un peuple, d’une nation. «Les archives sont intarissables, il suffit de savoir les interroger», confirme Jamaâ Baida, directeur des Archives du Maroc. Or, des archives peu ou mal entretenues, une mémoire collective lacunaire, en perdition, c’est un peu comme si toute une nation était amputée d’un lobe du cerveau ou frappée d’Alzheimer.

Une très brève histoire d’archives…

Accrochez-vous : au Maroc, les Archives en tant qu’institution existent depuis le vendredi 27 mai… 2011, date de leur inauguration officielle à Rabat. Les «Archives du Maroc» n’auraient donc même pas un an ! Ce seul retard devrait faire blêmir d’embarras. Pas si loin de chez nous, en Algérie par exemple, cet organisme public a été créé il y a vingt-cinq ans. Mieux : en Tunisie, le Centre de correspondances de l’Etat, ancêtre des Archives nationales, a vu le jour en 1874 ! «Soit sept ans avant le Protectorat français», tient à souligner fièrement le directeur général de l’institution, Hédi Jellab. «C’est malheureux d’avoir attendu cinquante ans avant d’avoir une loi sur les archives au Maroc», convient Damien Heurtebise, conservateur en chef du Centre des archives diplomatiques (Nantes). «Mais c’est le moment de mettre en place un système qui profite des technologies actuelles et qui tire le meilleur parti de l’actualité de la recherche. C’est aussi une chance que le Maroc parte d’une table rase», poursuit-il, presque ironique. Lapsus malheureux ? L’origine latine de table rase, tabula rasa, signifie littéralement «écrit effacé».
Jamaâ Baïda, historien et patron de ces «Archives du Maroc» flambant neuves, vous en parlera, lui, de cette «table rase» à qui tout manque ou presque, à commencer… Eh bien, par les décrets d’application pour actionner la machine, pour faire marcher l’institution. ça ne s’invente pas. Résultat : la loi sur les archives, pourtant promulguée il y a cinq ans, n’est pas encore entrée en vigueur. «J’ai toujours dit, en ce qui concerne la gestion des archives, que le Maroc officiel a eu une attitude peu rationnelle, voire coupable, après l’indépendance. Nous avons attendu  un demi-siècle pour avoir une loi réglementant les archives, la loi du 30 novembre 2007. Après cela, il a fallu encore attendre trois ans et demi pour nommer un directeur des archives qui se retrouve après son investiture sans local approprié, sans personnel et sans budget… Il semble qu’on n’est pas trop pressé !», se désole le chef de nos hypothétiques Archives, qui n’a, pour seuls effectifs, que sept fonctionnaires, officiant dans des locaux d’emprunt, prodigués par la Bibliothèque nationale du Royaume du Maroc (BNRM), en attendant la restauration d’un vieux bâtiment qui doit leur servir de siège. «J’en suis quelquefois découragé, malade… mais une lueur d’espoir me laisse croire qu’on va rattraper le temps perdu, car c’est avant tout une question de volonté politique. Tout récemment, le gouvernement a classé les «Archives du Maroc» parmi les vingt établissements stratégiques du Royaume».

Un rôle culturel indéniable

Et pour cause. Les archives sont une mine inépuisable d’informations ainsi qu’un instrument de transmission des savoirs. Utilisées à bon escient, elles sont un levier de développement social, économique et culturel, «un ciment de l’identité nationale, le témoin de l’évolution des nations», renchérit Jamaâ Baida. Elles aident à reconstituer des pans de l’Histoire, à raviver et pérenniser la culture d’une communauté. Pour peu qu’elles soient bien valorisées ! Car des archives négligées, en pagaille, nous livrent en effet une piètre image de nous-mêmes, une vision tronquée de notre mémoire. «C’est pour toutes ces raisons que les centres d’archives à travers le monde ne se contentent pas des “trois C”, c’est-à-dire collecte, conservation et communication… ils y ajoutent un autre “C”, celui de culture, en organisant des manifestations culturelles en relation avec les archives. Ces événements interpellent à la fois les jeunes et les moins jeunes ; on y apprend ce qu’est la chose publique, le legs culturel, la citoyenneté, etc. Leur valorisation par des expositions, des ateliers pédagogiques, des conférences… peut avoir un impact culturel non négligeable». Elles pourraient, par exemple, servir de rempart contre la folklorisation qui décime des pans du patrimoine marocain, l’abâtardit. «C’est vrai qu’il pourrait y avoir, ici et là, une tendance à vouloir folkloriser nos traditions culturelles. C’est une déviation dangereuse qui travestit notre patrimoine pour satisfaire des enjeux de toutes sortes. Cette folklorisation pourrait avoir une influence néfaste sur la mémoire collective, en général facilement manipulable. Les archives peuvent, dans ce cas,  jouer le rôle de veille et de réhabilitation».
D’où l’intérêt, pour les Archives du Maroc, de s’enraciner dans les régions, à l’image des archives départementales françaises, qui disposent aujourd’hui de sites Web très fournis et même de pages Facebook ou de comptes Twitter, autant de moyens de diffusion de la culture régionale mais aussi de témoins de transparence administrative. «La création des archives régionales est une nécessité, surtout à l’horizon de la régionalisation avancée, martèle Jamaâ Baida. Je ne peux personnellement pas concevoir les douze régions préconisées dans le rapport de la Commission consultative de la régionalisation sans un volet dédié à l’organisation des archives de ces régions. Sans archives régionales, le projet de régionalisation est mal parti. Mais je crois qu’il faut déjà commencer par amender la loi actuelle des archives afin de l’harmoniser avec la nouvelle dynamique de la régionalisation avancée».