Le torchon brûle toujours entre peintres et galeristes

Alors que les galeries ferment les unes après les autres (il n’en reste plus qu’une vingtaine pour tout le pays), la peinture marocaine, elle, fait preuve d’une grande vitalité et connaît un véritable rayonnement à l’étranger. Mercantilisme des galeries ? Prix excessifs des toiles ? Désaffection du public ? Les raisons de ce paradoxe sont nombreuses et complexes.
Tour d’horizon de la question.

Sur l’état de santé de la peinture marocaine, le diagnostic établi par le numéro 74 du magazine Ulysse est pour le moins rassurant. «Reste un domaine où le Maroc a su gagner une réputation d’excellence : les arts plastiques. Il est probable que certains peintres ont su poser avant les autres les questions tant de leur propre identité que du regard posé sur l’Occident. Ce qui expliquerait cette renommée qui a largement dépassé les frontières marocaines et maghrébines», lit-on dans l’article de Philippe Guiguet-Bologne. Jugement fondé. De fait, depuis qu’elle a été mise sur orbite au milieu des années soixante, par une poignée de rebelles, la peinture contemporaine marocaine ne cesse d’éblouir par sa vitalité, sa formidable richesse d’invention et sa capacité de renouvellement. Autant de vertus qui lui ont valu une reconnaissance internationale.

Chaïbia Tallal a la cote auprès des collectionneurs occidentaux et japonais ; les grandes toiles de peaux de chèvres tendues sur lesquelles sont dessinés des motifs au henné de Farid Belkahia se font admirer dans de prestigieux musées américains ; les vagues tourmentées de Mohamed Melihi ont les faveurs des galeries italiennes ; dans beaucoup de pays africains, Mohamed Kacimi est considéré comme un modèle et les tableaux naïfs et bruts d’anciens maçons, gnaoua ou pêcheurs devenus artistes sont sollicités par les galeries européennes.

Ce ne sont là que quelques exemples emblématiques qu’il conviendrait de multiplier pour prendre pleinement conscience de la séduction exercée par la peinture marocaine hors de ses bases.
Mais si la peinture marocaine se transporte bien, comme on le dirait d’un bon cru, elle semble s’étioler sur son terreau, faute de recevoir la lumière suffisante.
D’un côté, une floraison d’artistes plus singuliers les uns que les autres, rivalisant de créativité et de fécondité ; de l’autre, des structures d’accueil (des œuvres) en portion congrue. Deux musées privés seulement, celui de Marrakech et la Villa des Arts, à Casablanca, et vingt-cinq galeries dans tout le Maroc. Vingt-cinq galeries ? Il faudrait probablement revoir le nombre à la baisse tant ces lieux semblent sujets à un mal étrange qui les foudroie sans crier gare. Même les plus apparemment indestructibles en sont un jour vaincus. Ainsi Al Manar, à Casablanca, éteinte, il y a deux ans, après une décennie de rayonnement ; la superbe Meltem, ouverte en 1993 et fermée l’année suivante alors qu’elle affichait une santé éclatante ; l’Atelier, à Rabat, qui a tenu brillamment pendant vingt ans avant de rendre les armes dignement ; Nadar, à Casablanca, vingt-trois ans de constance épanouie, puis la traversée du désert, scandée par des retours éphémères et de longues éclipses ; Structures BS, à Casablanca, longtemps au firmament, et brusquement enterrée. Et qui se souvient de Arcanes ou de la Découverte, naguère temples du bon goût, aujourd’hui ensevelies sous les décombres ? Quand elles sont épargnées par ce funeste sort, les galeries, dans leur majorité, vivotent.

«On a beau s’évertuer à attirer le public, il ne répond pas»
Comment expliquer ce marasme qui mine la sphère galeriste ? En premier lieu, par le désintérêt criant des Marocains pour la chose artistique, affirme Leïla Faraoui, qui vient de rouvrir, à ses risques et périls, sa galerie, Nadar. «On a beau s’évertuer à l’attirer par toutes sortes de moyens de séduction, le public ne répond pas. Rien n’y fait, ni la qualité des cartons d’invitation, ni les articles publiés sur l’artiste exposant ou les images de l’exposition diffusées à la télé. Si l’artiste a des relations à Casablanca, la galerie est pleine, sinon, elle est vide. Au fond, les Marocains sont, dans leur majorité, imperméables à l’art. C’est ma conviction profonde, forgée après plus de 30 ans d’expérience», déplore-t-elle.
Il y a quand même des amateurs mais ils seraient réfrigérés par les prix affichés sur les toiles. Nos peintres auraient tendance à surestimer leur valeur, considère le coiffeur Saïd Tlemçani, propriétaire de la galerie «Au 9». «Pour une toile mesurant 50 cm sur 50, il y a des peintres qui réclament 15 000 à 20 000 DH. Encore s’ils jouissaient d’une quelconque réputation, mais ce sont souvent des artistes peu connus. Alors, ils en écoulent une ou deux, au lieu de dix ou vingt. Ils sont perdants dans l’affaire, et le galeriste n’arrive pas à rentrer dans ses frais», dit-il. Assia Santana apporte de l’eau au moulin de Saïd Tlemçani, en rapportant l’aplomb d’un débutant, qui estimait ses œuvres à 30 000 DH la pièce. De cette manie «coupable», Leïla Faraoui a longtemps pâti avant de se résoudre à y mettre le holà. «Moi, j’avais fermé ma porte à tous les artistes connus. Quand ils venaient dans ma galerie, ils exigeaient des prix exorbitants, mais chez eux, ils vendaient trois fois moins cher», affirme-t-elle.
Les galeristes accusent les peintres d’auto-surévalution…
A cause du caractère rédhibitoire de leur prix ou probablement dans l’espoir de les acquérir au domicile de l’artiste à moindres frais, les amateurs ne se précipitent pas sur les toiles. Au grand dam des galeristes. Lucien Amiel, propriétaire de Venise Cadre, avoue en être immanquablement pour ses frais, lorsqu’il s’avise d’exposer des peintres abstraits. Il lui est arrivé de ne vendre aucun tableau et souvent de perdre de l’argent :

50 000 DH pour une récente tentative. Leïla Faraoui qui privilégie, par goût, l’abstraction, ne s’en tire pas mieux. Mais il ne fait pas toujours sombre dans sa galerie, surtout lorsqu’elle est hantée par Hassani, Melehi, Chaïbia et Kacimi, qui se vendent bien. Par intermittence, elle atteint quelques pics : Ben Yessef (200 000 DH), Cherkaoui (45 000 DH), Demnati (40 000 DH), Drissi (30 000 DH). Lucien Amiel se frotte les mains à chaque fois que Hassan El Glaoui et ses chevaux s’invitent à sa galerie. C’est grâce à ce peintre blanchi sous le harnais qu’il a réussi son meilleur coup : 50 000 DH pour une toile ancienne. Mais ce n’est pas toujours dimanche. «Le métier de galeriste est très difficile. Le marché de l’art au Maroc est un micro marché. A Venise Cadre, nous avons la chance de recevoir des commandes d’un “client prestigieux”, qui nous maintiennent en vie. Autrement, ce ne serait pas possible. Quelqu’un qui voudrait vivre exclusivement de ça, il ne mourrait pas d’avance, mais, en trois ans, il laisserait tomber», soutient Amiel. A quoi répond Faraoui en écho par cette confession lapidaire : «J’ai connu surtout des périodes de vaches maigres».

… et les peintres considèrent que les galeristes les saignent à blanc
Ce ne sont pas les peintres qui vont charitablement compatir au sort des galeristes. Ils récolteraient ce qu’ils ont semé, entonnent-ils en chœur. Abdelkrim Ghattas n’hésite pas à les traiter de «vampires» suçant insatiablement le sang des peintres. Allusion aux 40 % du produit de vente exigés par les galeristes. Prélèvement légitime, rétorquent ces derniers, mettant en avant leurs dépenses : IGR, patente (6 600 DH par an), taxe d’édilité, enseigne payée au mètre carré, impôt en fonction du chiffre d’affaires, sans compter le coût du catalogue et des cartons d’invitation. Arguments imparables que les peintres balaient d’un revers de main. Les galeristes s’engraisseraient sur leur dos, par n’importe quel moyen, si éhonté soit-il.«Je connais un galeriste qui, lorsque le peintre exposant ne parvient pas à écouler ses œuvres, les lui rachète à moitié prix. C’est illégal et scandaleux», ajoute Ghattas.

Ce ne serait pas l’amour de l’art mais plutôt le goût du lucre qui pousserait les galeristes à embrasser leur carrière, selon les peintres. Mohamed Melihi leur fait grief de ne pas remplir convenablement leur mission, celle de médiateurs de la création faisant passer le pas à l’œuvre jusqu’à l’appréciation du public-roi. Ce ne sont que des «marchands», renchérit Abdelhaï Mellakh, plus préoccupés de se garnir les poches que d’accompagner les artistes dans leurs démarches ou de mettre en lumière les jeunes talents.

Invités à répondre à ces accusations, les galeristes se défendent d’être mus par le seul ressort mercantile. Ils seraient jaloux de la dignité de l’art, montreraient des talents naissants et accueilleraient des démarches esthétiques inhabituelles. Mais par intermittence, soulignent-ils, sinon ils signeraient leur mort, à l’instar de l’Atelier, avec Pauline de Mazières, Nadar, avec Leïla Faraoui, Meltem, avec Nawal Slaoui ou Al Manar, avec Alain et Christine Gorius. Chat échaudé craint l’eau froide. Et les galeries misent prudemment sur les valeurs sûres, surfent sur l’éclectisme et cultivent les compromis, pour ne pas faire naufrage. Devrait-on leur jeter la pierre pour autant ? Mais les peintres campent sur leur position, les galeristes se retranchent derrière leur dignité offensée et la hache de guerre n’est pas près d’être enterrée.