L’abstrait, de plus en plus demandé, le figuratif en perte de vitesse…

Dans la course à  la suprématie, l’orientalisme est en perte de vitesse, le figuratif s’enlise, pendant que l’abstrait avance à  pas de géant. Ce sont là  les tendances qui se dégagent d’un marché de l’art, fluctuant et fantaisiste, mais capable de suggérer quelques certitudes.

La présentation par Artcurial, à Marrakech, samedi 23 avril, d’un florilège de pièces orientalistes destinées aux enchères, le 9 juin prochain à Paris, a fait déplacer la grande foule des amoureux de l’art. Cela porterait à croire qu’ils demeurent captifs de ce genre éclos et épanoui sous les climats marocains. Manifestement, il n’en est pas ainsi. Hassan B., coureur invétéré de toiles, nous détrompe : «Au vu d’une telle multitude, le non averti aurait le sentiment que la peinture orientaliste marocaine continue à mener les Marocains par le bout du cœur. Ce qui jure avec la réalité. Si sa valeur pécuniaire est maintenue, au mépris du bon sens, par les collectionneurs et les marchands, sa cote d’amour a pris, depuis peu, un coup dans l’aile. Moi-même, au temps où elle rayonnait, j’étais prêt à céder une dizaine d’abstraits contre un Majorelle ou un Herrera. Aujourd’hui, j’aurais troqué, si je les possédais, ces illustres orientalistes contre des valeurs montantes». Si le déclin de la peinture orientaliste était avéré, on comprendrait difficilement que les ventes aux enchères en restent inondées. Un membre actif d’une société de ventes qui a chevalet sur rue, sous couvert d’anonymat, éclaircit ce mystère : «La profusion d’œuvres orientalistes dans les ventes aux enchères est justement la preuve du reflux de la marée orientaliste marocaine. Elle aurait poursuivi sa montée, le gisement se serait progressivement tari et, par conséquent, les offres se raréfieraient. Sentant le vent tourner, les possesseurs d’objectifs d’art orientalistes cherchent à s’en délester. Mais ils ne trouvent que rarement preneurs. Soit parce que les acheteurs ne tiennent pas à investir dans des valeurs en chute libre, soit parce que les vendeurs, n’entendant pas brader leur marchandise sentimentalement dévaluée, placent haut la barre». Au point de dissuader même les adeptes de l’investissement à contresens. Coup de déprime, donc, de la peinture orientaliste marocaine, et les bons coups tels Anemiter, le borj de letiness, une huile sur toile de format 55×73 cm, signée Jacques Majorelle, adjugée, en 2006, 1,1 million de DH, ou Les deux amies, de José Cruz-Herrera, acquise, la même année, pour la bagatelle de 600 000 DH, ne sont plus que des souvenirs heureux.

La profusion d’œuvres orientalistes est la preuve du reflux de la marée orientaliste

En art, souvent le malheur d’un genre fait le bonheur d’un autre. Mais, ce n’est sûrement pas le «naïvisme», dénomination dépréciative de l’art brut, qui profite de la brutale disgrâce de l’orientalisme marocain. Après avoir coulé des jours prospères, à la suite de l’explosion de Chaïbia Tallal, il ne suscite plus l’engouement, dès lors que les artistes qui l’ont porté haut -Ben Allal, Moulay Ahmed Drissi, Louardiri, Chaïbia, Saladi et Radia- se sont retirés de cette vallée de larmes. Malgré le barnum promotionnel orchestré par Damgaard au bénéfice de ces peintres d’Essaouira, dont il est le protecteur, ceux-ci ne parviennent pas à gagner l’estime des amateurs, tant l’art brut qu’ils servent, avec plus ou moins de bonheur, se retrouve débiné comme genre «folklorique», regardé avec condescendance et ignoré par les centres d’art. Aussi, les peintres soucieux de faire carrière évitent-ils d’emprunter cette voie si peu royale. Du coup, le champ de l’art brut est semé seulement de barbouilleurs, confondant dégueulis et peinture. Ce qui ramène la cote de ce courant, naguère élevée, au creux de la vague.

Les reconversions des figuratifs emblématiques à l’abstrait expliquent en partie l’essoufflement de la figuration

Le vent mauvais qui souffle sur l’orientalisme marocain ne s’accompagne pas d’un retour de flamme pour la figuration. C’est par cette porte que la peinture est entrée au Maroc, où elle a régné sans partage pendant plus d’un demi-siècle, jusqu’à ce que l’abstraction ne vienne lui disputer son trône. Pendant longtemps, les deux mouvements feront jeu égal, chacun possédant ses partisans inconditionnels, des galeries acquises à sa cause et jouissant d’une cote honorable. Mais au fil des ans, la figuration se met à marquer le pas, pendant que sa rivale gagne du terrain, tant et si bien qu’elle finit par surclasser son adversaire. Ce renversement de suprématie n’a pas de quoi surprendre, soutient Fadel Iraki, collectionneur furieux, puisqu’il est lié à l’éducation de l’œil. Plus son regard s’affûte, plus l’amateur tend à couper les amarres avec un art qui vise à restituer le réel pour nouer un lien avec un autre susceptible de «rendre visible le réel», selon la formule de Paul Klee à propos de l’abstraction. Le cheminement de Fadel Iraki en fait foi : «J’ai commencé à me pourvoir en toiles en 1982. Je le faisais sans souci de discernement. Alors que je me trouvais à Paris, pendant la guerre du Golfe, j’ai constaté, non sans amertume, que l’art arabe n’avait pas droit de cité sur le marché international. A mon retour au pays, je me suis mis à me défaire des œuvres occidentales pour ne conserver que les marocaines, que je continuais à acheter sans opérer de tri qualitatif. Mais plus je fréquentais la peinture, plus mes yeux se dessillaient. Alors, je n’accordais plus d’intérêt qu’à une dizaine d’artistes, dont une majorité d’abstraits : Gharbaoui, Yacoubi, Cherkaoui, Chaïbia, Kacimi, Bellamine, Labied, Aboualouakar, Cheffaj, Meghara, El Glaoui, Belkahia».

Plus l’œil de l’amateur de peintre, mieux il est happé par le registre abstrait

Abderrahman Saaïdi, propriétaire de Memoarts, lieu d’expositions et salle de ventes, abonde dans le sens de Fadel Iraki quant à la montée en puissance de l’abstraction: «En principe, le marché est ouvert et tous les styles et courants ont des chances égales. Au vrai, c’est l’abstrait qui prend le dessus sur les autres concurrents. Au début, l’orientalisme leur agréait, sans doute parce qu’il évoquait un passé pas si lointain. L’académisme, sous ses divers aspects, les séduisait autant, sans doute par paresse intellectuelle, puisqu’il n’exige pas de clés pour être appréhendé. Mais à mesure que leur connaissance des canons de l’art se développait, ils se sont pris à rejeter l’orientalisme et l’académisme pour tomber dans les bras de l’abstraction». Ajoutant que le facteur qui renforce la cote de celle-ci et scelle le désintérêt envers la figuration est la reconversion des bons peintres figuratifs à l’abstrait. De Jilali Gharbaoui à Ahlam Lemseffer, en passant par Saâd Hassani, ils sont nombreux les artistes à avoir sauté d’un genre à l’autre. «Tout porte à croire que la figuration, aux yeux des peintres, observe Fadel Iraki, forme une étape obligée, pendant laquelle ils font leurs gammes. Une fois qu’ils se sont fait un nom, ils évoluent immanquablement, par paliers intermédiaires, vers l’abstrait». Lequel récolte les dividendes de ces changements de cap. Chose que confirme notre interlocuteur anonyme : «S’il existe une valeur sûre, c’est bel et bien la peinture abstraite. Chaque fois que nous en proposons des pièces, elles s’envolent comme des petits pains».

Il n’est toujours pas aisé d’établir la cote d’un artiste, en raison des mœurs coupables pervertissant le marché

Ceci ne souffrant sensiblement aucune contestation, on doit admettre, toutefois, qu’il n’est pas toujours aisé d’établir la cote d’un peintre, tant les efforts des compagnies de vente aux enchères de structuration et d’organisation du marché de l’art butent contre des mœurs coupables. Pressés par le besoin, des artistes s’empressent de «liquider» leurs œuvres à des prix très en-deça de leur valeur. Pour ne pas avoir à s’acquitter auprès d’une galerie du pourcentage requis, des peintres préfèrent vendre chez eux 50% moins cher que le prix normal. Même lors d’une vente, nous fait remarquer Fadel Iraki, si deux œuvres d’un même peintre, d’égal format et de facture semblable sont proposées, et que des enchérisseurs jettent leur dévolu sur l’une plutôt que sur l’autre, le prix de celle-là flamberait, ce qui brouillerait et fausserait la cote réelle de l’artiste. De surcroît, le marché de l’art est perverti, condamne Abderrahman Saaïdi, par l’avalanche de faux qui s’abat sur les cimaises et les temples marchands. Un véritable fléau, renchérit l’homme de Memoarts, dont les victimes préférentielles sont Jacques Majorelle, Henry Pontoy, Mohamed Ben Ali R’bati, Jilali Gharbaoui, Abbès Saladi, Mohamed Kacimi… Il n’est pas besoin d’être grand clerc en matière de Bourse pour savoir qu’en submergeant le marché de pièces contrefaites, on provoque une inflation d’œuvres, dont se ressent douloureusement la valeur de l’artiste.

Dans la hiérachie des valeurs, les peintres morts l’emportent sur les vivants

En dépit de sa nature versalite, le marché de l’art dégage quelques tendances certaines. En premier, celle de favoriser les disparus de haut vol, bien entendu, tels Mohamed Ben Ali R’bati (une simple aquarelle sur papier, Place des cigognes, vaut 225 000 DH); Mohamed Ben Allal (150 000 DH pour son Marchand devant les remparts de Marrakech); Ahmed Louardiri (auteur d’un Jardin enchanté pesant 320 000 DH); Moulay Ahmed Drissi (dont une modeste gouache sur papier comme Le Berger ou La Forêt coûte 120 000 DH), Chaïbia Tallal (300 000 DH au bas mot) ; Ahmed Cherkaoui, (créateur d’une Ludmila III, de format 81×100 cm, estimée à 850 000 DH), Jilali Gharbaoui (dont l’huile sur toile, Composition, 1960, atteint le score himalayen de 1 300 000 DH) ; Mohamed Kacimi (250000 DH en moyenne); Miloud Labied (passé de 70000 DH, de son vivant, à 400000 DH, après sa mort)…
«Et encore faut-il trouver des Kacimi et des Labied, prévient Abderrahman Saaïdi. Car les collectionneurs se sont jetés dessus dès l’annonce de leur mort, les marchands ont fait le reste, et il n’en reste plus beaucoup à se mettre sous la dent». Fadel Iraki nous signale que dans l’appréciation des artistes intervient leur apport novateur au paysage pictural. Cherkaoui et Gharbaoui ont ouvert la voie de l’art abstrait marocain. Farid Belkahia, Mohamed Chebaa et Mohamed Melehi ont été les figures de proue de la rupture, par la parole et l’acte, avec l’ancien ordre esthétique. Ils descendent rarement sous la barre de 200 000 DH, grimpent aisément jusqu’à 400 000 DH et peuvent atteindre des pics vertigineux, telle cette pièce en cuivre cédée par Belkahia en échange de 800 000 DH. Chaïbia Tallal a conféré ses lettres de noblesse à l’art brut longtemps obstracisé ; Farid Belkahia a utilisé le cuivre et la peau dans sa peinture, deux matières propres à l’artisan; obsédé par le corps, Mohamed Kacimi l’empoignera toute sa vie, faisant ainsi école ; par son jeu sur le noir, Abdelkébir Rabaiî (150 000 DH) montrera que ce ton n’est pas une non couleur, mais une vraie couleur. Gharbaoui, Cherkaoui, Labied, Kacimi, Chebaa, Melehi, Belkahia, Rabiî… ont en commun de creuser le sillon de l’abstration, ce qui démontre que celle-ci a le vent en poupe et la cote à l’avenant.