Il est banquier; sa seule passion au monde, le tango

Né dans les milonga de Buenos Aires, le tango se danse aussi à Casablanca.
Les amoureux de la danse se retrouvent à la Casa Del Arte.
Itinéraire d’un ingénieur en Génie des procédés, qui passe des courbes affolantes de l’économie à d’autres bien plus sensuelles.
Il est banquier et comme tous les banquiers du monde, il passe la majeure partie de son temps à manipuler les chiffres et à faire des montages financiers compliqués. Pourtant, il n’est pas exactement comme tous les autres banquiers. Lorsqu’il sort de son bureau, il va… danser. Ali Boumejdil est professeur de tango à La Casa Del Arte. Le jeune cadre, la trentaine à peine entamée, se coule d’un univers à l’autre avec une aisance qui excite la curiosité. Il troque la technicité de la finance contre la passion, ne s’interdit aucune métamorphose, ose le changement. Après sa journée de travail, il mue ou plutôt se révèle, ôte sa cravate, change de vêtement, de métier, de peau et s’habille d’un rythme, d’une musique…de tango. «C’est mon addiction, à chacun sa drogue», avoue le tanguero, cigarette à la main.
Ce centralien et ingénieur en Génie des procédés passe sans transition des courbes affolantes de l’économie à d’autres bien plus sensuelles. Le tango l’habite, il pourrait en parler pendant de longues heures sans se lasser. Le soir, il se réfugie dans la danse. Il est habité par l’ivresse du mouvement et le délire du partage. C’est ça le tango. «C’est une danse sociale. Les gens vont à la milonga (bal) pour se retrouver. C’est dans ce tango que je me reconnais. Je n’aime pas le tango de compétition, où les partenaires portent des numéros sur le dos». Si Ali n’est pas dans la compétition, c’est parce qu’il est plutôt dans la performance. Dans cette «communication minimaliste mais très efficace». Le tanguero se reconnaît dans ce langage chorégraphique fécond, où l’on communique sans un mot. Tout est signes. «Un langage universel» qui traduit «un niveau d’intimité à partager avec son ou sa partenaire».
La danse est basée sur l’intention et l’attention qu’on porte à l’autre. Lorsque l’homme recule, la femme avance et lorsqu’elle recule…il avance. Une dramaturgie corporelle s’installe. La danse n’est-elle pas l’art de la représentation par excellence ? L’esthétique a ses caprices ! Elle a ses codes aussi.
Et avant d’aller à une milonga pour danser, il faut connaître les règles du jeu. L’homme, par un discret signe de la tête (cabeceo), signifie à la femme son invitation. Celle là peut accepter ou non. «C’est toujours la femme qui décide. Mais tout cela se fait discrètement», insiste le professeur. Danse de la subtilité, tout est dans la légèreté du geste, dans le mouvement assuré. Ce monde paraît, pourtant, bien loin de notre réalité marocaine. Il n’en est rien. A La Casa Del Arte (centre artistique), on a décidé de renouer avec la tradition du bal. Un samedi par mois, tout le monde s’habille pour l’occasion et danse. Même ceux qui ne connaissent pas les pas se laissent entraîner, inviter… Le bal ressuscite ! Dans cet espace dédié exclusivement aux arts et à la danse, créé par Dominique Langlois et Adam El Mahfoudi, les amoureux du tango se retrouvent pour danser, partager et même «apprendre à marcher».
D’abord apprendre à marcher
L’ambition de Ali est de faire goûter son ivresse à d’autres. Le tango est né de ce jeu subtile, parfois espiègle qui s’installe entre les deux cavaliers. «Ça se joue à deux. On a l’impression que c’est l’homme qui décide mais il n’en est rien. La décision finale revient toujours à la femme». Leçon numéro 1 : «Messieurs vos bras doivent être un fauteuil 5 étoiles pour vos partenaires», explique le tanguero.
Dans le tango, il n’ y a pas d’écarts entre les corps qui évoluent entre fluidité et saccades. Les deux interprètes fusionneraient presque. Le moindre faux pas et la moindre maladresse gâcheraient le tableau. Les corps s’emboîtent, s’unissent et tendent à disparaître, au profit de la danse, de l’œuvre, pour arriver à cette fin heureuse, où le visage des deux danseurs s’épanouit sous le plaisir de la danse. Une danse qui laisse des traces légères d’émotions jusqu’alors inconnues. La magistrale précision des gestes du danseur, la qualité de sa présence contribuent à tracer le propos de sa danse. «Dans l’apprentissage on commence par marcher en suivant des formes géométriques de plus en plus compliquées ».
Le tango, ça se marche, ensuite ça se danse. Dans ce petit espace appelé «abrazo», cerné par des bras, tout se joue. Le monde se construit entre les deux partenaires. «Seulement pour trois petites minutes», lance le danseur amusé.
Dans cet abandon, le corps s’exprime, s’épanouit. Des instants qui permettent le rêve, où «la connexion entre les deux cavaliers se fait ou ne se fait pas». Le tango est fait de jeu incessant entre les cavaliers. Il attire par son mystère. Derrière ces mouvements d’apparences mécaniques, beaucoup d’improvisation. De la complicité. De l’alchimie. S’il a pris le pli de naviguer entre les disciplines, Ali Boumejdil a aussi appris dans la pratique du tango à gérer plusieurs paramètres à la fois. La danse sollicite l’attention et l’écoute. «On ne danse jamais seuls sur une piste, il faut faire en sorte que sa partenaire soit la plus belle du bal». Dans cette danse où tout est calculé au millimètre, la poétique du mouvement n’a d’égale que la connexion qui peut se produire entre les deux partenaires. Comment entrer dans le mouvement subtil et complexe des distances, des nuances ? Danse de l’écoute, du regard, de la sensualité… Le tango aiguise les sens tout simplement.
Le danseur se doit d’ausculter l’espace avant de conduire sa partenaire. Le tanguero offre cette sécurité à sa tanguera. «C’est l’homme qui gère l’espace et c’est pour cela qu’il conduit». La danse est donc protectrice et pas machiste !
Lorsqu’il sort de l’univers du tango, Ali ne sait plus rien danser. Son corps se raidit, son assurance disparaît. Curieuse attitude de ce corps jeune, souple, qui se refuse à d’autres musiques sinon «pour l’écoute». «Je ne danse rien d’autre, je ne sais pas le faire». Une mise à distance difficile à expliquer sinon par cette phrase simple et sincère : «J’ai trouvé ce que je cherchais dans le tango». Tout est dit. On croirait presque que le tango ne supporte pas les infidélités ! Mais il y a peut être une autre raison qui a amené Ali à aller vers cette danse. Ses parcours, personnel et professionnel, sont faits de sauts géographiques. Le jeune cadre aime la découverte, ses pérégrinations l’ont emmené en France, au Tchad, au Bahrein…. Le tango l’a aussi conduit jusqu’à ses derniers retranchements… jusqu’à Buenos Aires, où il a approché les plus grands maîtres du tango. Là-bas, il a appris à marcher. Apprendre à marcher, c’est déjà un pas pour avancer avant d’apprendre à danser et atteindre la procession.