Hassan Darsi : des doigts en or et des Å“uvres de lumière

Le plasticien désacralise l’or et interroge le regard.
Dix ans de dorures et une esthétique nouvelle.
Une poupée en or pour dire la séduction primaire de Marrakech.
De l’or, de l’or partout ! De l’or sur les murs, sur les photographies, sur la pierre, la matière et même les éléments ! De l’or plein les yeux tout simplement. Ce délire de tout couvrir de dorures est celui de l’artiste Hassan Darsi. Jeu de l’envers de la couleur qui interroge le regard, déstructuration du rapport à l’or, sublimation des images. Les feuilles adhésives du métal noble couvrent des objets sans valeur. Résultat : des œuvres uniques, belles et… gênantes. Chez Darsi, «la dorure exprime autre chose que ce qui est attendu, convenu». Le plasticien se libère de l’or, le libère de ses connotations. «Les attributs de l’or évoquent ce délire d’être riche, la quête du pouvoir, de puissance. J’interroge par mon travail la société dans laquelle je vis. Je décale ces attributs. Ça fait dix ans que je travaille sur ce projet et j’essaye de charger cette couleur autrement. J’essaye d’opérer un glissement de la puissance et de l’attrait vers des choses beaucoup plus dangereuses», confie-t-il. Danger. Le mot est lâché ! Il est vrai que lorsqu’on regarde les œuvres de l’artiste, on est traversé par une émotion indéfinissable. Le beau est bien présent, attirant. On se laisse prendre par l’éclat, comme on se laisserait prendre à un piège qui se referme peu à peu, pour se retrouver enfin otage, prisonnier d’une sorte de malaise insidieux. La poupée en or de Darsi en est l’exemple édifiant. «C’est un projet inachevé sur Marrakech. Je voulais qu’on voit la ville à travers ce corps doré. C’est un jouet, en même temps elle brille, elle a des écailles, ce n’est plus un objet de séduction». Une œuvre à l’image de la ville. «Marrakech séduit mais de manière primaire car derrière cette séduction il y a beaucoup de misère. Cette dorure pour moi, c’est un filtre, c’est comme un écran». Regarder et lire à travers les dorures, c’est en substance ce que nous propose Darsi. Mais quelle place tient l’esthétique dans tout ça ? «Chaque travail, chaque exposition est une redéfinition de l’artiste à son échelle». Un défi à chaque fois !
Le regard ébloui, critique, admiratif, inconscient, primaire, c’est à tous ces regards que l’on s’exerce en contemplant les objets dorés de Hassan Darsi. L’or a toujours été un attribut des dieux, chez les Grecs, les Romains, les Egyptiens… A leur tour, rois, princes et riches évoluèrent dans de somptueuses demeures où la dorure est très présente. L’or a perdu au fil du temps sa fonction spirituelle et symbolique, se transformant en volonté de puissance. Mais avec ce travail nouveau, le doreur rompt avec toutes ces symboliques. Pas besoin d’être un fin connaisseur de l’histoire ou un averti de l’art pour être sensible à ces tableaux exposés à la Galerie d’art, l’Atelier 21, à Casablanca. Les œuvres parlent d’elles-mêmes. «C’est dans les interstices qu’on peut glisser des choses», consent l’artiste. Le ton de l’œuvre est léger, parfois ludique (poupée) mais porte à chaque fois quelque chose de grave. Les choix artistiques du créateur, pointus et exigeants engendrent une atmosphère intrigante et éclatante de par la charge de cette couleur et les contrastes que les dorés imposent au regard. L’art combiné à l’or parle toutes les langues, tout le monde comprend. Sur l’une des plus belles plages du monde aux Iles Canaries, une jetée éblouit le regard de loin. On reconnaît son empreinte, son doigté, sa folie, sa raison, ses dérives… Darsi a habillé la jetée de feuilles d’or.
«C’est un port très luxueux et cette jetée vient protéger le port de l’Océan», explique le doreur, mais «lorsque j’applique ces adhésifs dorés, ça devient un signe de danger, parce que sur cette même côte viennent échouer les corps d’immigrants d’infortune. La feuille d’or est là pour dire autre chose». Toujours décalé par rapport aux attentes, mais plus proche de la réalité. Les œuvres de Darsi ne se racontent pas, c’est des expériences à vivre. Ce qui les caractérisent surtout, c’est le mouvement. Rien de statique, sans début, ni fin…, un éternel recommencement. Ses œuvres sont suspendues dans le temps. L’artiste n’a pas de limites. Ose tous les supports. S’inspirant de sa dent de sagesse, il a créé la série «Dents de sagesse». «Je suis parti de ma propre dent. Je l’ai agrandie, ce qui a agrandi aussi la carie, mais la carie c’est de l’or aussi». De l’or sur les dents. Du rire décalé, des éclats de rire ou des rires en éclats…
A l’Atelier 21, des tanks en or explosent et se renouvellent
Les vagues l’ont aussi inspiré. Il a ainsi créé une très belle collection. «Je ne suis pas photographe. Ce n’est pas moi qui ai fait les prises de vue et je cherche au contraire de m’en détacher complètement. Pour moi, ce travail rejoint la peinture plus que la photographie. Les éclaboussures des vagues par la sérigraphie c’est pictural. C’est un jeu sur la peinture avec la photographie», confie l’artiste à son ami et galeriste, Aziz Daki.
La série des vagues est un nouveau pas dans son travail sur les dorures. «Vous voyez là, une belle vague dorée, dit-il. Mais cette vague, c’est aussi une déferlante. C’est très menaçant». Au milieu de ces mondes extrêmes, une vie, un engagement. Les œuvres de Darsi expriment le vœu d’inventer une nouvelle société et semblent porter des messages. Mais l’artiste refuse cette idée. «Je n’ai pas de message à passer à quelqu’un parce que ce que je fais ne s’adresse pas à quelqu’un en particulier. Mon travail traduit une attitude. Je ne suis pas dans la communication. L’art emprunte d’autres chemins pour dire les choses». Darsi crée, joue avec tout, les objets et les émotions. Il est capricieux, inconscient ou parfois trop conscient de la réalité. Alors, il la recompose. De ces jeux qui interpellent les sens et les consciences, un tank en or, qu’il fait exploser, au gré de ses humeurs ou de ses «états d’âme». «C’est la réplique des chars qu’on a utilisés pendant la guerre d’Irak. Sur les tanks, j’applique des feuilles d’or comme des reliques de moments historiques. Je le fais éclater, une action plutôt spectaculaire que je fige dans l’or». Une vidéo tourne en boucle dans la galerie d’art. Des explosions spectaculaires qui, loin de conduire à une dégradation esthétique, en préservent l’harmonie. Ce qui importe finalement semble nous dire le plasticien, ce n’est pas l’image de la réalité car elle est floue, évasive, mais, plutôt, l’image construite (ou détruite).
Hassa Darsi mue, son œuvre mûri et transforme la matière
Une effervescence artistique, bouillonnante, sans limites, sans regrets…, Darsi «désacralise, sans en faire une fixation», prévient-il. Tout ce qui brille n’est pas or, dit le vieux dicton. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’on regarde ses œuvres. De ses applications de dorure s’échappe un désir insaisissable de redéfinir le beau. «La beauté n’est pas dans la fascination simpliste. La beauté c’est une interrogation. C’est aussi ma définition de l’art».
L’exposition «Mutations ordinaires» de Hassan Darsi ne laisse pas indifférent le visiteur. Elle entraîne dans son sillage des réflexions, soulève des interrogations, mais, en fait, que nous apporte l’or dans notre vie ou dans notre quotidien ? Quelqu’un s’est-il déjà posé la question ?
«L’or traduit la valeur d’un pays économiquement. L’économie mondiale tourne autour. C’est la mesure d’un pays. Les gens économisent, l’achètent… L’or c’est cette valeur sûre autour de laquelle sont articulées les valeurs humaines». A partir de ce métal symbole de puissance, Darsi a osé construire un monde doré mais sans fard.
Mais si l’artiste a un regret, ce sera probablement celui d’un projet inachevé. «Point Zéro», l’a-t-il appelé. «En Grèce, j’ai essayé de dissimuler des monuments célèbres par des coffrages en bois et adhésif doré. Les statues sont des repères urbains, support politique de propagande, l’or viendra poser la question. Mais qu’est-ce qu’il y a derrière ? Malheureusement, on n’a jamais eu les autorisations pour faire cela». Hassan Darsi joue sur deux fronts : celui d’une visibilité gênante et un autre fait d’invisible et de suggestions. 14 décembre 2004, à la Villa des Arts de Casablanca, «100 % invendu». Une exposition à huis-clos en compagnie de quelques objets : téléviseur doré, sable fin, palmiers dorés dessinés sur des tee-shirts, nourriture… c’est aussi cela Darsi, un homme en dehors des conventions. Dans une mise en scène de son travail, une mise à distance de sa personne et de son œuvre, passe sans transition de l’accessible à l’inaccessible.