Ces bouquinistes qui font de la résistance

Les Marocains n’aiment pas lire et le marché du livre est de façon
générale déprimé. Les bouquinistes qui tiennent le
coup sont peu nombreux. Des êtres à part, animés par la passion
au point de pratiquer sérieusement ce métier qui ne les fait pas
vivre.
Au Maroc, le livre est encore loin d’être un produit de consommation courante. Les éditeurs marocains font grise mine. Les ventes de best-sellers dépassent rarement les deux mille exemplaires. Le nombre de lecteurs potentiels n’atteint pas 30% et celui des lecteurs réels est plus ridicule encore. Les librairies de quartiers, elles, ne doivent souvent leur maintien qu’au business scolaire, deux mois par an.
Certains se sont reconvertis dans le commerce de portables.
Comment dans ce contexte peut-on survivre en vendant des livres, a fortiori peu commerciaux ? En les aimant beaucoup, sans doute…
«Je ne sais pas si on peut vraiment en vivre…». Claude, bouquiniste depuis huit ans, se fait deux à trois mille dirhams par mois. «Faut dire, je suis pas très malin», reconnaît-t-il. «J’achète trop cher et je vends trop bas !».
Claude se fait une marge d’à peine 50%. «Je peux vendre 25 DH un livre acheté 10 DH. Qu’importe s’il peut se vendre l’équivalent de 2 000 DH à Paris, je fixe mes tarifs en fonction de mes prix d’achat.»
Pourtant, cet amoureux des livres a toujours refusé de céder aux sirènes commerciales du livre scolaire ou du logiciel informatique. Ils sont légion en effet, les bouquinistes à s’être reconvertis dans cette nouvelle «littérature» quand ils ne sont pas devenus carrément des vendeurs d’électronique ou de portables, comme nombre de bouquinistes de Derb Ghallef.
Dans le petit monde des livres, le bouquiniste est un personnage à part. En voie d’extinction prophétisent un peu rapidement certains. C’est un fait, depuis dix ans, les lecteurs se font plus rares et les bouquinistes accompagnent ce déclin.
«Les gens passent de plus en plus de temps dans les cybers à surfer sur le net», déplore Claude. Mais dans le petit passage Tazi, à deux pas du boulevard Hassan II et de la place des Nations Unies, Claude a sa clientèle de fidèles: «Des profs, des étudiants essentiellement, des retraités aussi». C’est cette petite clientèle incompressible de curieux qui assure, à Casablanca comme ailleurs, la pérennité de la profession.
«J’ai la crème !», s’exclame fièrement le bouquiniste débarrassé des scolaires et «des bourgeoises qui viennent s’arracher au Carrefour des livres le dernier chais-pas-quoi à la mode». C’est en effet une clientèle d’intellectuels aux goûts éclectiques qui défile chaque jour dans le petit réduit du passage Tazi. «Celui qui vient de passer par exemple, m’achète un livre par jour. J’ai dû lui en vendre au moins 1 500 !». La clientèle est essentiellement marocaine. «Je n’ai pas de Français, Dieu m’en garde ! D’ailleurs ils ne lisent pas ici. Quelques étrangers de passage, à cause des bazars à coté, des Japonais, des Sud-américains, des étudiants africains…». Claude ne vend que des livres d’occasion qu’il choisit presque un à un.
De nombreux passionnés de linguistique, et de philosophies orientales…
Ce qui se vend le mieux ? Les sciences sociales ! Toutes : philo, socio, ethno… On observe même un véritable engouement pour la linguistique. «Ce qui se vend le mieux», assure Claude qui voit par exemple partir les ouvrages de Roland Barthes «comme des petits pains».
«J’ai eu un jour six cent livres de philo et de linguistique. Je les ai vendus en moins d’une semaine ! Si je mets un Nietzsche en vitrine, je suis sûr de le vendre dans les trois minutes qui suivent !». C’est d’ailleurs toujours en pensant à un certain client que Claude met un livre en vitrine.
La curiosité intellectuelle de ses clients est sans frontière. Les philosophies orientales, comme tout ce qui touche à l’ésotérisme, au mystère, restent un très bon créneau : yoga, taoïsme, bouddhisme…. «Les livres loin de la culture traditionnelle, voire en rébellion contre elle, fascinent», observe le bouquiniste.
A contrario, on observe chez ces lecteurs une véritable recherche de l’identité marocaine, du passé du Maroc. C’est ainsi que «les Marocains sont très friands actuellement d’ouvrages sur leurs mœurs, écrits par les Français durant la période du Protectorat , estimant, à tort ou à raison, que ce travail n’a pas été fait sérieusement par les Marocains eux-mêmes» ou qu’ils n’ont pu le faire. «C’est vrai qu’on ne peut pas dire n’importe quoi, depuis l’indépendance, alors. Les écrits du Protectorat n’avaient, eux, d’autres limites que celles imposées par le gouvernement français».
Marxisme, anarchisme, économie, droit, poésie… de Rimbaud à Proudhon, de Mallarmé à Raymond Barre, tout se vend.
En littérature, les goûts à Casablanca obéissent à des règles souvent mal définies. «Marcel Pagnol se vend très bien et Marcel Aymé pas du tout !». Allez savoir pourquoi… «Les Marocaines adorent Moravia !» Un mystère… «Le Clézio, Genet marchent bien, Sollers en revanche… bof ! Sans doute trop mondain aux yeux des Marocains!». Bons ou mauvais, les auteurs de best-sellers : Weber, Coelho, Stephen King… restent rarement longtemps en rayon. Les auteurs «trop franchouillards», d’Irène Frain à Edmonde Charles-Roux, sont «invendables», «même Bazin part difficilement !»
Amin Maalouf ou les auteurs maghrébins, Chraïbi, Khatibi…, séduisent toujours : et, répondant probablement à un certain goût de l’exotisme, les auteurs japonais et sud-américains, de Gabriel Garcia Marquez ou José Vargas Llosa à Mishima, passionnent. «J’ai d’ailleurs une forte demande concernant la Chine et tout l’Extrême-Orient. Le Marocain qui a peu la possibilité de voyager trouve ici un autre moyen de transport…»
Les auteurs classiques quittent facilement les étagères : Flaubert, Stendhal, Dostoïevski, Tolstoï… et même Duras, Proust… et toutes les études sur les auteurs. Il y a aussi cette littérature que Claude rechigne à vendre: Guy des Cars, Sulitzer… «ça m’agace toujours lorsqu’on me demande ces bouquins !»
Tous les genres sont sollicités. «J’ai de grands amateurs de science-fiction, des petites Africaines aussi qui viennent m’acheter des polars». Sur ces derniers livres, Claude pratique même l’échange. Un commerce assurément peu lucratif.
Mais tout finit par se vendre. La vraie difficulté est de trouver les bons livres. «Je me fournis chez mes collègues. J’achète rarement de lots, sauf s’ils concernent un même sujet. Un prof de philo qui a besoin de fric par exemple et se débarrasse de sa bibliothèque : le bon plan ! Mais je choisis généralement chaque titre. Je ne suis pas très aventureux et j’ai peu de place dans la boutique!»
Depuis un an, Claude sent «une réduction du choix dans les achats». En fait, beaucoup de livres qu’il achetait venaient de Français décédés ou qui partaient. Ils sont peu nombreux aujourd’hui au Maroc…
«J’ai essayé de nourrir les esprits, ça ne m’a pas nourri. Alors je suis allé nourrir autre chose…». C’est ainsi que Mohammed Kabbaj résume amèrement sa reconversion partielle, de la bibliophilie à la restauration. Cette référence casablancaise toujours actuelle en matière de livres anciens, partage son temps aujourd’hui entre son restaurant d’Essaouira et les bouquinistes de Casablanca qu’il ne parvient pas à quitter. Il continue à les aider, les conseiller. Kabbaj a la passion des livres. Des livres en tant qu’objet : «Le bibliophile n’est pas nécessairement un grand lecteur», précise-t-il.
C’est à la faveur d’une recherche dans le cadre d’un séminaire de sociologie politique à Paris que Kabbaj commence à se passionner pour les livres et à les collectionner. L’étudiant travaille sur la légitimité du pouvoir, celle de Lyautey et de la présence française au Maroc. Il ingurgite alors une somme colossale d’ouvrages français datant du protectorat. A son retour au Maroc, en 1985, sa passion prend une tournure professionnelle. Il est sans doute, à Casablanca, l’un des premiers à mettre la spécialité du livre ancien en valeur, à Derb Ghallef d’abord, durant trois ans, tout en organisant des salons d’antiquités où il expose des livres de valeur à tirage limité. En 1988, il doit cesser son activité qui ne lui permet plus de vivre. Il ouvre en 1990 une librairie à Riviera qui tiendra six ans, puis, bientôt, un restaurant à Essaouira qui lui assurera plus certainement le couvert.
Aujourd’hui, Kabbaj reste le spécialiste de tout ce qui a été écrit avant l’Indépendance sur le Maroc, par les Français essentiellement. «Il y avait bien des ouvrages publiés avant 1912, mais c’est avec le Protectorat que l’on a vu une véritable infrastructure de recherche permettant la naissance de travaux divers subventionnés par la Mission française, les institutions… afin de préparer la pénétration coloniale. Et si l’esprit colonial est présent, les travaux conservent un indéniable intérêt scientifique», assure ce chercheur passionné.
Mais l’entreprise défricheuse de Kabbaj était risquée. «Il n’y a pas, au Maroc, en effet, de tradition de la bibliophilie, du moins pour le livre imprimé. Cette tradition n’existe qu’autour du livre manuscrit arabe». C’était assurément la difficulté commerciale de Kabbaj pour justifier le prix de ses livres. Comment expliquer qu’un livre de 1940 peut valoir 5 000 dirhams ? C’est tout un travail éducatif que Kabbaj avait alors entrepris auprès de ses clients, expliquant ce qu’est un papier vélin, une reliure, un tirage limité, un tirage en tête … Mais au Maroc, le marché du livre ancien est loin d’être structuré. «Les grands amateurs achètent d’ailleurs toujours en France où il existe une véritable tradition bibliophile, avec des bouquinistes répertoriés dans un guide, des spécialistes de la marine, des colonies… et même des librairies spécialisées par auteur, comme la librairie Jules Verne par exemple». La demande de livres datant du Protectorat a vraiment débuté dans les années 80. «Le marché a commencé en France à prendre forme, la forme aussi d’une spéculation». Ainsi, Le Costume de Besancenot doit valoir 60 000 dirhams, aujourd’hui (et 500 DH sa réédition). Kabbaj a ainsi vendu 45 000 DH ce livre édité à 300 exemplaires qu’il a eu la chance d’avoir entre les mains. Sa plus belle vente. «La bibliophilie est une passion coûteuse, accessible à une certaine classe seulement», reconnaît Kabbaj, pourtant confiant pour les années à venir. «Ce marché de la bibliophilie pourrait bientôt naître au Maroc», dit-il.
Mais neuf ou ancien, Kabbaj a bien conscience que le livre reste un produit de luxe pour la majorité des Marocains. Et si le livre en arabe reste plus abordable, il a été amputé de tout un pan des sciences sociales, jugées sans doute subversives dans les années 70. «On a supprimé la philosophie, l’Institut de sociologie… Le programme de philo a subi aussi un sacré coup pour se confondre finalement avec les études islamiques, avec les effets que l’on sait aujourd’hui. On ne peut plus parler sérieusement de sciences humaines au Maroc !».
Le Marocain n’aime pas lire. A qui la faute ?
Le Marocain n’aime pas lire. Bien sûr il faut nuancer. D’abord, près de 70% de la population sont analphabètes. Reste les 30%, pour la majorité desquels le livre reste quasiment inaccessible. Bouquinistes, bradeurs de poches, kiosquiers, soldeurs ou prêteurs itinérants en charrette jouent alors un rôle essentiel. Ils constituent souvent pour nombre de Marocains le premier contact avec la lecture. La pratique de la lecture demeure élitiste. Avec cinq ou six millions d’habitants, une ville comme Casablanca reste aujourd’hui encore incapable d’offrir une bibliothèque gratuite à ses habitants ! A-t-on entendu un seul de ces projets lors de la campagne des dernières communales ?
Les seuls lieux gratuits restent réservés aux chercheurs, journalistes ou étudiants de 3e cycle, comme la Fondation Abdul Aziz Al Saoud sur la Corniche. Les instituts étrangers ne jouent guère mieux leur rôle de démocratisation de la culture. Entre 220 DH (pour un enfant) et 450 DH (pour un adulte) sont par exemple nécessaires pour pouvoir emprunter des livres à l’Institut français. C’est ainsi que la France pense jouer la carte de la francophonie !
Et parmi le groupe restreint des personnes aisées et lettrées, combien vont encore préférer ouvrir un livre plutôt qu’allumer leur poste de TV ?
Savez-vous combien de temps le Marocain moyen passe devant la télé, et combien de temps il passe le nez dans un livre ? Il pourrait bien remporter ici deux tristes records mondiaux.