Amina Benbouchta : au milieu de nulle part une réflexion sur l’art

Artiste et anthropologue à  la fois, elle propose une mise en scène des objets du quotidien dans une surprenante exposition à  l’atelier La Source du lion.
Amina Benbouchta sort des conventions et donne une nouvelle place à  la peinture, loin du cadre habituel.

Pour comprendre l’originalité de sa peinture et de ses compositions, il faut d’abord oser la métaphore et puis la rupture. Oui, il faut rompre avec les a priori, les codes de l’esthétique, notre définition du beau et s’abandonner à ce monde où il n’y a pas de règles, où liberté rime avec peinture, où l’imagination surprend la matière. La peinture de Amina Benbouchta sort du cadre, de la toile, se déverse, généreuse… «Déborder d’un territoire. S’extraire de l’idée de centralité pour aller vers une friche où l’idée n’a pas de formes convenues/Où l’esprit erre vers tous les possibles/Laboratoires mais pas fabriques, lieu de naissance…/Mon cœur noir  serait l’interstice du battement, l’indivisible/l’entre-deux-rives…/ Le lieu devient un passage, une jonction/une respiration où se renouvellent les corps/cœurs affaiblis», voici un avant-goût de l’univers de Benbouchta, c’est ainsi qu’elle le décrit, le formule en poésie. Ceux qui sont prêts à l’aborder peuvent aller voir l’exposition : «Amina Benbouchta au milieu de nulle part», à l’atelier «La Source du lion» (Mers Sultan, Casablanca). Pour vous accueillir, il y a d’abord des têtes de cerfs ornant les murs (et même le sol), comme dans les temps anciens, «c’est un archétype qui traduit nos peurs profondes. C’est toute cette violence sociale mise en scène, l’harmonie brisée que l’on essaye de retrouver à travers le sacrifice de l’animal…». La peintre est aussi anthropologue, sa quête esthétique est profondément humaine. A travers ses dessins, ses installations, on se retrouve d’abord. On y retrouve nos travers, nos contradictions, nos délires, nos caprices… Le beau, elle n’en parle pas ou très peu. «On n’a pas besoin de faire joli. Le joli n’est pas puissant. Le charme vient du déséquilibre…», lance-t-elle. Regarder les œuvres de l’artiste c’est dépasser l’apparent pour aller «vers ce qui est profond». Il faut d’abord décaper, la beauté est derrière, quelque part (ou au milieu de nulle part), il faut aller la chercher. Elle est tout simplement là où on ne l’attend pas. Du coup, les promesses de rêves attendues disparaissent. Son exposition est  surprenante. On y apprend surtout à regarder autrement…, les objets soumettent le regard. On ne maîtrise plus rien. C’est peut-être cela que l’artiste appelle «donner du sens aux choses sans les réduire et surtout sans flatter le regardant !». C’est à ce moment-là qu’on passe à une autre phase, celle du questionnement. Pourquoi ce mot, «Mother», accroché au mur, plein de lumière mais débordant de fils entrelacés et puis ces cages, les unes dans les autres, dévorant un oiseau, un oiseau noir, une ombre. «Il n’est peut-être plus là», dit-elle. C’est ce côté nihiliste qui permet de dire l’essentiel sans les détails distrayants. L’artiste évoque souvent la présence par l’absence, joue sur les couleurs, c’est le noir qui caractérise ses dernières créations. Ces nouvelles compositions résument et actualisent sa pensée. Tout est à regarder dans son exposition, les murs, le sol. Ce n’est pas la première fois qu’elle nous oblige à sortir du convenu. N’a-t-elle pas déjà fait couler de la peinture sur les escaliers de la Villa des arts de Casablanca ? Obligeant la matière, les surfaces à s’exprimer. On a l’impression que ses œuvres sont en devenir, que rien n’est figé dans ce qu’elle fait. Les tâches de peinture qui coulent sur le sol, renforcent cette vision. La créatrice n’a pas fini avec sa création en perpétuelle transformation, une vie s’inscrit dans le mouvement, s’écrit tout le temps. Rien n’est statique !

Au commencement était la peinture

La genèse de tout cela a commencé très tôt. L’entourage dans lequel est née Amina Benbouchta y est sûrement pour quelque chose. Son père était un passionné de photographie, de peinture et de théâtre. L’art, elle l’a touché, expérimenté, vu de près depuis qu’elle est petite. Et c’est tout naturellement qu’elle le partage. A son sens, il n’a rien d’inaccessible ni dans sa forme et encore moins dans son essence. Il est à la portée de tous. Chez Benbouchta, tout est signe, archétype, symbole et fait référence à quelque chose qui est profondément ancré en nous. Ses œuvres restent abordables, compréhensibles. L’artiste détient  les clés de cette accessibilité qu’elle livre à travers des objets de tous les jours.
Un cœur noir posé sur la table, des carnets de notes évoquant son quotidien…On peut même s’asseoir, lire, toucher…, d’emblée, le ton est donné. L’art c’est de l’intime partagé ; «je n’ai pas le choix», dit-elle. Bien sûr, il y a ce qu’elle dit, mais on retrouve dans ses compositions, ses dessins, tout ce  qu’elle ne dit pas. Mais pour cela «il faut voir au-delà de la surface, il y a plusieurs lectures, on en choisit une. L’apparent ouvre toujours une fenêtre sur autre chose». Des constructions en abîme caractérisent son œuvre. On passe d’une histoire à une autre, on se laisse facilement emporter par le mystère que ça comporte.
De ceux qui connaissent bien le travail de Benbouchta, Bernard Collet, critique d’art. Dans la monographie dédiée à l’artiste et publiée chez Jean-Pierre Huguet éditeur(*), il décrit ainsi ses œuvres «…dans ses toiles toutes les formes reconnaissables (table, chaise, pot) nous apparaissaient libérées de toute charge esthétique, qu’elles ne conservaient que le strict minimum de leurs contours. Comme si le “déjà connu” de ces objets (usuels) était délivré de l’usure. C’est-à-dire ne conservant que leur simple essence, ils nous apparaissent comme neufs, déchargés des affects et des images mémorielles subjectives que nous avons d’eux. Et c’est bien par  ce travail de déconstruction qu’elle nous amène à retrouver l’origine de la figure et questionne la représentation». Les origines… cela semble être une obsession pour l’artiste, une recherche de l’anthropologue encore une fois. Les œuvres singulières de Benbouchta sont plus une réflexion sur l’art, sur l’humain. «Au milieu de rien un cœur bat, et nul ne connaît le sens de ce mystère. Au milieu, ou ailleurs, je mets une cage. Pour planter ma tente et me protéger, je m’enferme ou j’enferme l’autre. Comment décrire l’enfermement ? Les objets du quotidien le font très bien. Ils reviennent au monde et ainsi mis en scène ils révèlent nos mémoires intimes». L’intime passe forcément par soi, un soi que l’on veut incorruptible. C’est peut-être pour cela que l’artiste préfère la liberté aux règles académiques. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si elle n’a fréquenté les Beaux-arts de Paris (de 1988-1990) qu’en tant qu’auditrice libre. Un refus des conventions, du déjà-vu, qu’elle assume totalement.


(*) «Amina Benbouchta. La surface et le cœur». Texte de Bernard collet.
Disponible chez Matisse Art Gallery à Marrakech et à la librairie Porte d’Anfa à Casablanca.

«Amina Benbouchta au milieu de nulle part». Exposition visible jusqu’au 5 mars. L’atelier La source du lion. Accueil sur rendez-vous au
027 70 32 27 / 073 62 08 06.
113, avenue Mers Sultan,  6é étage, appt 11, Casablanca.