Savoir raison garder

Il faut se battre pour faire avancer la liberté de la presse dans notre pays. Mais pas sur n’importe quoi. Pas en offrant à  ceux qui ne rêvent que de la museler des prétextes en or pour le faire. De part et d’autre, des antagonistes en présence,
la presse et le pouvoir,
il est temps de savoir
raison garder.

C e n’est pas moins que «la justice pénale internationale» que la presse officielle tunisienne requiert pour juger Florence Beaugé, du journal français Le Monde. Le «crime» de celle-ci : avoir commis, au moment de l’élection présidentielle en Tunisie du 25 octobre dernier, une série de reportages sur les vingt-deux ans de bénalisme. Dans son passage en revue des points positifs et négatifs de cette ère, elle évoqua la question des droits de l’homme et celle de la place de la famille Ben Ali dans le champ économique. Traitée de «psychotique, hystérique» , qui plus est «maléfique» et, «par-dessus le marché, idiote», la journaliste est accusée d’«appeler au meurtre», «au coup d’Etat  et à l’attentat» en Tunisie au moment où le pays «franchit un nouveau pas important en matière de démocratie et de pluralisme». Ses pourfendeurs vont jusqu’à oser la comparaison avec le génocide de 1994 au Rwanda, les écrits de la journaliste, selon leurs dires, attisant la haine et faisant donc courir à la Tunisie un danger similaire !
Sous le titre «Le Monde accusé d’appel au meurtre» en Tunisie, le quotidien  incriminé s’est fait fort de publier les invectives auxquelles a eu droit sa journaliste. On imagine aisément l’incrédulité, plus, l’hilarité de ses lecteurs à leur lecture. Devant la démesure de ces accusations, on ne peut en effet que rire et se demander comment des supports de presse respectables peuvent  partir dans de tels délires. On pense à nos voisins tunisiens et on est peiné pour la désastreuse image ainsi renvoyée de leur pays. Et puis, très vite, on ne rit plus, ou, plutôt, on rit jaune car sa propre réalité nationale se rappelle à soi. Par ricochet, on se configure donc, cette fois-ci, l’ahurissement de ces mêmes lecteurs quand ils apprennent qu’au Maroc ce pays dont on leur a tant vanté les formidables avancées réalisées en matière de libertés publiques, des journalistes sont poursuivis pour avoir écrit suite à une maladie du Souverain que «l’origine du rotavirus contracté par le Roi serait due à l’utilisation de corticoïdes contre l’asthme et qui sont responsables du gonflement du corps et de la diminution de l’immunité». On aurait beau leur expliquer que ces personnes sont considérées comme ayant véhiculé une information mensongère sur la santé du Roi, ils ne pourraient absolument pas comprendre que ces derniers aient été traînés devant les tribunaux pour avoir avancé des choses aussi banales. Auraient-ils évoqué une cause grave à la maladie royale et fait courir par ces allégations un risque de déstabilisation au pays, la réaction des pouvoirs publics aurait pu, à la rigueur, se comprendre. Mais ce n’était pas le cas, d’où l’incompréhension générale. Même stupéfaction quand, au cours de l’été, le journal Tel Quel est saisi pour avoir publié les résultats d’un sondage réalisé sur les 10 ans de règne du Roi Mohammed VI. Comble de l’ironie, ceux-ci mettent en relief la popularité du Souverain. Mais voilà, nous disent les censeurs, la monarchie ne peut faire l’objet d’un sondage. Ah bon ? Mais pourquoi ? Où est le mal  ? Là aussi, incompréhension.
Après une évolution réelle en matière de liberté d’expression avec l’arrivée sur le Trône du Roi Mohammed VI, les relations entre la presse et les autorités publiques se sont progressivement détériorées au point que le Maroc, en 2009, a rétrogradé de cinq rangs dans le classement mondial de la liberté de la presse. Avec une place de 127e sur 175, il se maintient toujours tristement dans le peloton de queue. Le secrétaire général de Reporters sans frontières vient même de monter au créneau pour affirmer qu’il y avait une «vraie dégradation de la liberté de la presse au Maroc» et annoncé son intention de saisir la secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton, en visite dans le pays, de la situation. Or, paradoxalement, la dernière affaire en date, celle de la caricature du prince Moulay Ismaïl,  peut difficilement être classée dans la catégorie «atteinte à la liberté d’expression». Dans ce dessin, en effet, le prince Moulay Ismaïl est croqué en position de «doura» sur un plateau de couleur jaune devant le drapeau national frappé d’une étoile à six branches et tendant le bras dans un geste dans lequel on peut voir le salut nazi. Le caricaturiste a beau vouloir se défendre de toute insinuation, comment ne pas comprendre que le prince ait pu se sentir diffamé ?
L’affaire de la caricature comme d’autres qui ont conduit les journaux à se retrouver devant les tribunaux montrent que le problème ne se situe pas uniquement du côté des pouvoirs publics. En matière de liberté de la presse, le Maroc n’est pas la Tunisie et de réelles avancées ont eu lieu. Sauf qu’aujourd’hui c’est à un vrai recul qu’on a droit. Il faut se battre pour faire avancer la liberté de la presse dans notre pays. Mais pas sur n’importe quoi. Pas en offrant à ceux qui ne rêvent que de la museler des prétextes en or pour le faire. De part et d’autre, des antagonistes en présence, la presse et le pouvoir, il est temps de savoir raison garder. Pour le Maroc et son image, pour le Maroc et son devenir.