Salut l’artiste

Ces traces que tu imprégnais sur ta toile avec le désir têtu de faire exploser les cloisons et de saisir l’insaisissable, ces traces-là remplissent aujourd’hui leur mission : celle, pendant un temps encore, de continuer à faire vivre une part de toi.
Notre ami le peintre est parti. Mohamed Kacimi, l’artiste en noir qui toujours souriait, s’en est allé. Au détour d’une page, entre les mots porteurs du bruissement quotidien de la vie, se sont glissés ces autres, messagers froids de l’irréversible qui disent la nouvelle. En se cognant contre eux, le regard qui voltigeait distraitement d’une information à l’autre, se fige. Le sens s’enfuit. Brusquement il n’y en a plus. Il n’y a plus rien. Pourquoi a-t-on tourné cette page ? On voudrait revenir à la précédente, se replonger dans le brouhaha futile du monde. Car tout, du coup, ne semble plus que dérisoire futilité.
Surprendre est son exercice favori, l’art dans lequel «elle» aime à exceller. Même quand on la sait sur le chemin – est-elle jamais ailleurs ? – une fois là, elle vous prend de court, systématiquement. Elle est et reste ce bouleversement fondamental, ce cataclysme majeur qui ébranle jusqu’aux fondations les plus solides. Lors de la perte d’un aimé, la douleur annihile les autres formes de considération. L’esprit se met en veilleuse, tout à l’incandescence de la brûlure. On s’arrête de penser pour juste ressentir la déchirure. Par contre, quand elle se rappelle à votre bon souvenir par le biais de la disparition de quelqu’un qui, sans être un proche, fait partie de ces personnes constitutives de votre univers, la conscience en est comme souffletée. A travers le grand voyage de l’autre se dessine en filigrane son départ à soi. Le néant pointe le bout du nez. Et aux oreilles vibre un rire puissant. Son rire à elle, le rire moqueur de la mort.
Le regard revient sur l’image de ce visage qui, désormais, ne s’animera plus. Par flash, l’on revoit le sourire, l’on entend l’intonation si particulière de la voix, l’on se remémore la chaleur de ces bras qui vous serraient très fort à chaque fois que l’occasion était donnée de se croiser. Cher Kacimi, c’est difficile d’imaginer que tout cela là n’est plus, que tu n’es plus. Qu’est-ce qu’être finalement ? Si peu de chose quand on se force à y penser. Ces traces que tu imprégnais sur ta toile avec le désir têtu de faire exploser les cloisons et de saisir l’insaisissable, ces traces-là remplissent aujourd’hui leur mission : celle, pendant un temps encore, de continuer à faire vivre une part de toi. Toi, qu’est-ce que toi à présent ? Es-tu encore malgré que tu ne sois plus ? Vois comme le verbe lui aussi se délite. Comme toi, les mots ne répondent plus.
Ici, rien n’a changé. Nous continuons avec la même persévérance notre course contre le vent. Et d’enfiler les heures avec l’illusion de notre éternité. Les grains du sablier coulent pendant que nous nous inventons des peines et des joies. Ce qui est important de ce qui ne l’est pas, tu le sais toi, maintenant. En vérité, l’artiste que tu es l’a toujours su : abandonnant aux autres le champ du matériel, tu étais tout à ta quête de lumière, cette lumière dont inlassablement tu tentais de retenir quelques fragments pour nous en restituer l’éclat au travers de ton œuvre.
Et maintenant raconte, qu’y a-t-il au-delà de ce lit de terre sur lequel désormais tu reposes ? Et ce bon Dieu dont on nous menace de toutes les foudres si nous prenons un petit verre ou oublions de couvrir nos chevilles, dis, l’as-tu rencontré ? Cela vaut-il vraiment la peine de torturer notre estomac et de plonger le pays dans un sommeil comateux un mois durant pour espérer en gagner les bonnes grâces ?
Non, tu ne nous diras rien. Personne ne t’avait rien dit non plus et il a bien fallu que tu assumes jusqu’au bout tes frayeurs et tes interrogations.
Nous de même. Demain, aujourd’hui, à cette seconde précise, nous pouvons te rejoindre. Mais cette idée-là, sur le champ nous allons l’oublier. Cette page du journal qui annonce ton départ, il faut vite se dépêcher de la tourner. Et se dépêcher de retourner se frotter à cette futilité si essentielle dont se constitue notre quotidien. A cette futilité qui fait la Vie.
Qu’est-ce que la vie en effet sinon cela ? Qu’est-ce que la vie sinon ces tracas, ces ruptures, ces douleurs et ces colères ? Sinon ce mouvement permanent de balancier ? Sinon partir pour revenir au même point en ayant à chaque fois la sensation d’être dans autre chose ?
Les mots se sont enfuis mais la Vie est là, aussi forte, aussi belle.
Salut l’artiste, tu resteras avec nous, toujours