Pris dans l’engrenage du monde

Abreuvés d’images de guerre et de violence, nous ne percevons plus le monde que comme un immense champ de bataille. A la longue, cela devient lassant. Pour notre repos mental, il nous faudrait de temps à  autre débrancher le courant.

Zapping sur 2M. Images de larmes, les premières de joie, celles du gagnant, les suivantes de tristesse, celles du perdant. La tristesse aussi de celui qui reste, à cause de son copain qui s’en va, bien que la victoire de l’un ait signé la défaite de l’autre et donc sa sortie. Les vacances sont là et avec elles Studio 2M et ses jeunes talents. Le scénario, de prime abord, paraît être celui des années précédentes. Mais voilà que la caméra se braque sur deux présentateurs et que ceux-ci, au détour de leurs propos, font référence à une «villa». En arrière-plan se dessine en effet l’intérieur d’une maison avec des jeunes affalés sur un sofa. On comprend alors que l’émission est entrée dans une nouvelle phase, passant à un cran supérieur de star-académisation. Sur le coup, on est désarçonné. On pense à un gag, à une certaine forme de pastiche. Les producteurs font de l’humour, se dit-on. Et puis, non, il faut se rendre à l’évidence. C’est à prendre au premier degré. On a droit, semble-t-il, à un succédané du «Château». Comme leurs congénères français, nos jeunes talents se sont vu attribuer un lieu où vivre collectivement leurs émotions sous le grand œil de la caméra. Ce ne sera pas un «Château», contexte oblige, mais une maison qui devient «La Villa» avec tout plein de majuscules.

Le recours à un plagiat aussi gros laisse béat. On s’est habitué, certes, à voir des spots publicitaires étrangers relookés façon locale, les créatifs du coin n’ayant aucun complexe à piquer les concepts des autres quand ils sont à court d’idées, mais ce sont des «emprunts» auxquels ne sont en général sensibles que les gens du métier. Là, le cas de figure est différent. La participation de la Marocaine Sofia Essaadi à l’émission française la Star Ac, il y a trois ans, et sa présence parmi les locataires du «Château» ont fait connaître celui-ci aux couches les plus larges du public marocain. Celui-ci ne peut donc pas ne pas voir que la «Villa» n’est autre qu’un clone du «Château». Mais cela n’a pas arrêté les producteurs. Comme si cela ne posait aucun problème. Comme si les spectateurs marocains étaient tellement accros à ce type d’émission qu’ils ne pouvaient qu’apprécier la culbute. Leur thermomètre étant l’audimat, et donc le portefeuille des sponsors, les producteurs ont de bonnes raisons de le croire.

Le fait mérite que l’on s’y arrête. Il nous fait toucher du doigt ce formatage des esprits qui conduit des téléspectateurs relevant d’univers culturels diamétralement différents à adhérer à de mêmes concepts télévisuels. La télé-réalité a déferlé d’outre-Atlantique jusqu’en Europe. Elle nous atteint à notre tour après un détour par les chaînes françaises. Le conditionnement culturel des sociétés du Sud par le biais des productions télévisuelles du Nord n’est pas une donnée nouvelle. Depuis l’explosion des technologies de la communication qui a fait fleurir des paraboles sur les toits les plus modestes, nous vivons cette réalité au jour le jour. La télé-réalité nous la rend juste plus palpable. Car voilà maintenant que l’on nous fait rire et pleurer de la même manière et pour les mêmes choses. Certes, cela se passe à un niveau basique, en jouant sur les ressorts psychologiques les plus élémentaires, mais il n’empêche. Il y a quelque chose de troublant à voir les jeunes candidats marocains de Studio 2M exprimer leurs émotions dans des termes et avec des mimiques similaires à ceux de leurs camarades français. Tant que l’on reste dans le cadre du divertissement et de l’activation de sentiments «positifs» tels l’amour et l’amitié, on en sourit. Cela devient autrement plus problématique quand les images télévisuelles servent de carburant à la haine et à la frustration.

Jamais sans doute n’a-t-on été aussi bien informé de ce qui se passe à des dizaines de milliers de kilomètres de là où on vit. Mais cette connaissance, au lieu de favoriser le rapprochement, produit l’effet inverse. Avec de la peur d’un côté, de la rancœur de l’autre, l’incompréhension entre les peuples du Nord et du Sud bat son plein. S’est-on jamais aussi cordialement haï ? Pourtant, le siècle dernier, avec ses guerres et son joli temps des colonies ne s’est pas montré avare en horreurs et en injustices en tout genre. Sauf qu’on ne savait pas. Et quand on savait, on ne voyait pas. Les ennemis, quand on en avait – et on en avait toujours! – disposaient d’une existence charnelle. C’était le voisin d’en face qui mordait sur votre champ, la tribu machin avec laquelle on s’entretuait de génération en génération, etc. Aujourd’hui, on hait à distance un ennemi fantasmatique. Les premiers responsables ? Les médias, qui ne donnent à voir que ce qu’ils veulent. Que ce qu’ils peuvent offrir, à savoir une information réductrice par essence, du fait de la complexité de plus en plus grande des sociétés humaines.

Abreuvés d’images de guerre et de violence, nous ne percevons plus le monde que comme un immense champ de bataille. A la longue, cela devient lassant. Pour notre repos mental, il nous faudrait de temps à autre débrancher le courant. Et nous rebrancher ailleurs, sur un autre réseau, sur un autre satellite, sur quelque chose enfin qui nous emplirait de la magnificence de la vie.