Le monde agricole et… l’autre monde agricole

En revenu par ménage, il y a de fortes chances qu’entre deux exploitations, l’échelle aille de un à trente ou quarante. Et du «smigard» agricole au cumulard opulent, de un à cinquante ou soixante au moins. Le monde agricole est, somme toute, plus inégal que les autres mondes de l’activité économique.
Le Salon de l’agriculture de Meknès (SIAM) est devenu un rendez-vous prisé pour faire connaître les performances, le potentiel de développement, les mutations de ce secteur vital de l’économie nationale à l’ensemble des Marocains. Car, contrairement aux apparences, le monde agricole est encore mal connu dans sa stratification sociale, ses modes d’exploitation, ses inégalités de richesse et de revenu. L’agriculture, particulièrement au Maroc, est elle même en effet un monde à part. Que de fois n’avons-nous pas entendu, d’un ministre ou d’un responsable de l’agriculture, l’expression de «monde agricole» ou de «monde rural» ? Comme s’il était constitué d’une «classe» homogène ou qu’il relevait de la même configuration sociale que la société de l’industrie et du commerce, des salariés et des non-salariés. Les salariés agricoles, composante minoritaire des actifs, sont eux-mêmes tous classés au bas de l’échelle salariale. Certes, eux aussi ont vu leur situation s’améliorer quelque peu avec les dernières revalorisations du SMAG (salaire minimum agricole). Ils bénéficient souvent d’avantages en nature -eux qui sont près de la nature- tels le paiement partiel en produits alimentaires, le logement à la ferme… Il est juste, aussi, de considérer qu’ils vivent dans des régions où les prix sont moins élevés que dans les villes, où le pouvoir d’achat du dirham est donc supérieur. Pourtant leurs conditions ne sont par forcément moins indécentes que celles des «Smigards» des villes industrielles. Les statistiques n’épuisent pas complètement leurs situations sociales, souvent plus sévères que la réalité quotidienne de leur revenu réel.
Le particularisme agricole est plus accusé encore dans le vaste monde des non-salariés. Et les phénomènes de revenu statistiques qui y apparaissent sont étroitement fonction de l’évolution de l’agriculture elle-même. Il n’est pas indifférent, en effet, de savoir qu’en vingt ans – de 1990 à 2010 – la part de l’agriculture dans le produit intérieur brut est demeurée relativement stable entre 15 et 20%. Qu’enfin – et c’est le plus important pour ce qui nous occupe – la population active agricole n’a pas fortement décru : trois à quatre millions de ruraux travaillent dans le secteur agricole. En somme, le nombre de ceux qui vivent de l’agriculture n’a pas perdu ses marginaux, ceux qui gagnaient le moins. La population agricole est hétérogène, même si le revenu moyen de l’agriculteur -tel que le traduisent les statistiques- s’est accru.
Durant cette vingtaine d’années, nous ne savons pas exactement comment ont évolué les résultats bruts d’exploitation agricole. Ont-ils évolué comme le salaire net par salarié ou sont-ils plus proches du revenu des entrepreneurs non agricoles ? Les agriculteurs ont-ils obtenu la parité, du moins dans l’évolution de leur revenu ? On ne peut conclure qu’ils ont rejoint le niveau de vie de la population industrielle et commerciale. D’abord parce que les petits et moyens exploitants agricoles sont très endettés, ce qui réduit d’autant leur véritable revenu disponible. Il est vrai que ces charges spécifiques sont à peu près compensées par les faveurs fiscales dont bénéficient, d’ailleurs, beaucoup plus les grands que les petits. Mais ce particularisme agricole n’est sans doute pas éternel. Ensuite, parce que la Comptabilité nationale montre en effet que dans ce secteur les «consommations intermédiaires» ont pris rapidement plus d’importance. Ce vocable recouvre l’ensemble des matières et objets consommés et intégrés dans le processus de production. En d’autres termes, le produit agricole fini comporte de plus en plus de biens et de matières fournis par l’industrie et l’économie générales. Ce courant d’échanges établi entre l’agriculture moderne et le reste de l’économie productive la rendra progressivement plus solidaire de l’industrie. Sans doute faudra-t-il, à mesure de cette évolution, réintégrer les régimes fiscal et social de l’agriculture dans les régimes généraux de l’économie.
On constate, par d’ailleurs, dans ces dernières années, un léger accroissement de la productivité agricole. Mais pour l’ensemble du secteur cette productivité a crû, en moyenne, à un rythme moins élevé que celui de l’ensemble de l’économie nationale. Reste que cette relative amélioration n’est qu’une moyenne. Qu’y a-t-il de commun entre l’énorme exploitation céréalière ou agrumicole, de type capitaliste avancé, apte à tirer de gros profits du soutien national des coûts des facteurs et des prix, et la petite exploitation polyvalente de type familial, qui continue à joindre, avec peine, les quatre bouts des saisons ? En revenu par ménage, il y a de fortes chances qu’entre ces deux exploitations, l’échelle aille de un à trente ou quarante. Et du «smigard» agricole au cumulard opulent, de un à cinquante ou soixante au moins. Ce monde agricole est, somme toute, plus inégal que les autres mondes de l’activité économique. C’est pourquoi le renforcement des mécanismes, des programmes et des mesures de développement de l’agriculture solidaire est un impératif pour réduire les inégalités de statuts et de revenus des agriculteurs. Le plan Maroc vert, à travers notamment ses projets d’agrégation et son pilier II s’est engagé à réduire ses inégalités. Tout le pari est de savoir s’il y arrivera tant les équations de l’agriculture solidaire sont complexes.