Le consommateur marocain est-il en train de naître ?

Chronique de Larabi Jaïdi.

Chaque année, à l’occasion de la Journée mondiale du consommateur, un intérêt se manifeste pour le thème de la protection de cette catégorie d’agent économique. Un intérêt dicté par deux préoccupations majeures: la première se rapporte aux défis posés par l’ouverture du marché national, qui augure des changements au niveau des habitudes de consommation, des risques liés à la circulation des produits et d’une concurrence de plus en plus acharnée. La deuxième concerne le rôle important que peut jouer le consommateur informé et averti en tant que stimulant de la croissance et garant d’une concurrence loyale et saine au niveau du marché intérieur.

Mais, peut-on vraiment tracer un portrait-robot du consommateur marocain ? Serait-il ce vieux paysan, consommateur de thé, qui porte des babouches et une djellaba et se déplace à dos de mulet ? Serait-il ce jeune urbain, buveur de Coca-Cola, qui porte des chaussures Nike, un jean Levi’s, un pull Benetton et qui écoute sa musique préférée (une production de Vivendi-Universal) sur un baladeur Sony ? Ces descriptions sommaires et contrastées pourraient s’appliquer à des profils d’habitants dans n’importe quelle région du pays. C’est que dans une société où les 10% les plus riches gagnent dix fois plus que les 10% les plus pauvres, on imagine sans mal qu’ils consomment différemment ! L’apparente similitude des coefficients de consommation cache des consommations très différenciées : logements plus spacieux, mais aussi mieux situés, meilleure alimentation… C’est sans doute en matière de consommation de services, moins ostentatoire, que les écarts sont les plus forts.
La consommation de certains services marchands, et notamment ceux qui permettent de prendre en charge une partie du travail domestique (femme de ménage, cours particuliers, etc.), demeure réservée aux catégories supérieures. La capacité des plus aisés à acheter aux autres du temps afin d’en gagner pour eux-mêmes est encore aujourd’hui une des formes majeures de l’inégalité sociale. De même, la consommation de soins de santé, surtout quand elle est mal remboursée (spécialistes, soins dentaires, etc.), est l’apanage des plus aisés. Au-delà des seules inégalités de revenus, le capital culturel, sanctionné par le diplôme, joue toujours un rôle central.

La reproduction des inégalités de consommation n’a paradoxalement pas empêché la poursuite du mouvement d’homogénéisation des modes de vie. Un phénomène évident en matière d’équipement du foyer. Malgré la crise, les ménages ont continué à s’équiper en téléviseurs, magnétoscopes et autres produits bruns. Le processus de diffusion de certains produits est encore d’une rapidité fantastique, comme le développement du téléphone portable, qui s’est «moyennisé» en l’espace de dix ans. Mais cette homogénéisation apparente ne conduit pas à parler de «fin du social» en matière de consommation. Les groupes sociaux ont toujours de la consistance et on distingue encore des univers de consommation liés à l’appartenance socioprofessionnelle… En réalité, même si les déterminismes sociaux sont loin d’avoir disparu, le consommateur marocain est en train de naître. Ce ou ces profils de consommateurs choisissent leur style de vie parmi les multiples possibilités offertes par la société de consommation, en fonction de son caractère, de ses goûts et de ses revenus. Toutefois, ces consommateurs n’ont pas encore acquis, aujourd’hui, l’habitude d’agir en clients critiques et exigeants. Dans le fond, ils se trouvent confrontés aux problèmes similaires rencontrés par les consommateurs des pays industrialisés notamment la mauvaise qualité des services, les produits défectueux et peu sûrs, l’indication partielle ou incomplète des produits (date limite de conservation, affichage des prix) ; les désavantages inhérents aux contrats de vente et de fournitures de services (garantie, délais de réclamation) ; la vente de médicaments, de produits alimentaires et de stimulants malsains ; l’insuffisance des prestations financières (assurances, crédit à la consommation) avec pour conséquence éventuelle un surendettement. Malgré ces déficiences, la notion de protection des consommateurs se situe encore à un stade préliminaire.

Le mouvement consumériste est encore un mouvement très jeune au Maroc. 60% des associations chargées de la protection des consommateurs ont vu le jour après l’année 2000. En termes de professionnalisme, ces associations présentent de nombreuses insuffisances. La majeure partie d’entre elles est peu organisée et mène ses actions de manière sporadique; enfin, ces associations souffrent d’un manque de savoir-faire et de ressources financières nécessaires à la mise en place de structures opérationnelles à long terme. En l’absence de structures institutionnelles et de cadre juridique réellement incitatifs à la protection des consommateurs, toute possibilité d’imposer quelque revendication sera difficile à atteindre.

Aujourd’hui, les pouvoirs publics sont-ils réellement convaincus de la nécessité de l’implication de la société civile pour le succès de toute action touchant les intérêts du consommateur ? A suivre les multiples initiatives prises par le ministère de l’industrie et du commerce sur cette question, à voir le nombre grandissant des associations de protection du consommateur, on aurait tendance à répondre par l’affirmative. A mesurer l’impact de ces initiatives et l’effectivité des recommandations des séminaires officiels, on serait plutôt dans une attitude dubitative. La défense des consommateurs a encore du chemin à parcourir pour affirmer tous ses droits.