Langue d’enseignement : sortir de l’invective

Dans un pays comme le nôtre, avec l’histoire et la diversité linguistique qui sont les siennes, la problématique de la langue d’enseignement est tout sauf simple.

C’est peu dire que le débat sur la langue attise les passions. Le court entretien accordé par Noureddine Ayouch à un journal de la place et dans lequel il affirme que les premiers enseignements doivent être dispensés dans la langue maternelle lui a valu une volée de bois vert de la part de l’Istiqalien M’hamed Khalifa. L’ancien chef de file du groupe de l’Istiqlal au Parlement est connu pour ses sorties incendiaires. Ardent défenseur de l’arabe classique, c’est donc au bazooka qu’il a tiré sur le fondateur de la Fondation Zakoura Education, n’hésitant pas à suspecter un «complot» contre la langue arabe, «un plan diabolique pour faire ce Maroc que veulent ces gens-là et ceux qui les dirigent». Qualifiant de «déviante» la proposition d’introduire la darija dans les premières années de l’enseignement, il en appelle au Roi pour refuser catégoriquement toute réforme allant dans ce sens.

Suite au discours du 20 Août lors duquel le Souverain s’était livré à un sévère état des lieux du secteur de l’enseignement, un colloque réunissant plusieurs anciens ministres de l’éducation ainsi que nombre d’experts, enseignants et acteurs associatifs a été organisé à Casablanca sous la houlette de Noureddine Ayouch, homme public aux multiples casquettes. A l’issue de cette rencontre dont le haut niveau d’échange et de réflexion a été salué par la plupart des observateurs, un mémorandum a été adressé au Souverain. Parmi ses recommandations, celle de dispenser les premiers enseignements dans la langue maternelle. Partant du constat que seuls 6% des élèves maîtrisent l’arabe classique et 90% la darija, c’est donc vers celle-ci que vont les préférences des auteurs du mémorandum. Comme on pouvait s’y attendre, cette proposition a aussitôt mis le feu aux poudres, le premier assaut venant naturellement de l’Istiqlal à qui l’on doit la politique d’arabisation initiée en 1977 et dont les résultats sont ceux que l’on connaît aujourd’hui avec, sur cent bacheliers qui intègrent le cycle supérieur, juste trois arrivent à avoir une licence.

Dans un pays comme le nôtre, avec l’histoire et la diversité linguistique qui sont les siennes, la problématique de la langue d’enseignement est tout sauf simple. Si cela avait été le cas, on n’en serait pas encore, soixante ans après l’indépendance, à la poser ! En débattre est donc à la fois normal et sain. Ce qui l’est moins, ce sont les diatribes et les insultes auxquelles la discussion sur le sujet donne lieu et dont la réaction de M’hamed Khalifa vient de livrer un parfait aperçu. Affligeante à bien des égards, celle-ci l’est surtout par le registre de pensée dans lequel elle s’inscrit et qui montre combien, pour certains dirigeants politiques, l’horloge s’est arrêtée depuis des lustres. Face à des arguments du type «plan diabolique», «complot contre la langue arabe», venant de la part d’une figure de proue de la scène politique, on ne sait plus s’il faut en rire ou en pleurer. Ce serait plutôt pleurer tant c’est dramatique. Comment, en effet, peut-on espérer avancer dans ce pays avec une telle pensée politique ? Une pensée toujours obnubilée par «le complotisme» et qui pose la nation, le peuple, l’identité et tout le tintouin comme une blanche brebis au-dessus de laquelle les vautours planent et attendent la première occasion pour piquer. Ohé réveillez-vous ! le dahir berbère, c’était il y a quatre vingts ans ! Rappeler que la darija et les dialectes amazighs sont les langues maternelles des Marocains, que l’arabe classique se présente comme une langue étrangère pour le gamin qui intègre l’école, ce n’est pas faire le jeu d’un colon aux aguets qui veut diviser le pays pour mieux le dominer ! C’est tout juste regarder en face une réalité.

Une réalité qui veut que ce soit par la langue maternelle que se transmettent le mieux les connaissances à l’enfant. Maintenant, pour ce qui est de la faisabilité de la chose, c’est une autre paire de manches et les arguments de qui estime, qu’en son état actuel, la darija ne dispose pas de la richesse syntaxique suffisante pour être langue d’enseignement ont toute leur validité. Mais discutons, échangeons, explorons les pistes possibles, nourrissons-nous des expériences d’ailleurs ! C’est ce qu’a fait le groupe à l’origine du colloque de Casablanca, un groupe qui n’a pas attendu le coup de semonce royal pour se constituer, ses membres se réunissant et travaillant sur la problématique depuis plus d’un an déjà. Quant à la cheville ouvrière du groupe, il serait bon de rappeler, à ceux qui ne retiennent de Noureddine Ayouch que sa casquette de publiciste, que ce dernier a à son actif la création de la Fondation Zakoura Education. Une fondation qui a développé une formidable expertise dans le domaine de l’éducation informelle, repêchant et remettant sur les rails, grâce à son formidable réseau d’écoles, des dizaines de milliers d’enfants qui étaient en situation d’abandon scolaire. Alors, plutôt que de se complaire dans l’invective, que les adversaires du groupe de Casablanca se constituent également en force de proposition de manière à permettre à un vrai débat, d’idées et de société, de prendre place.