Des indicateurs, pour quoi faire ?

Les indicateurs, simples ou composites, sont en général choisis pour apporter des éléments de réponse à  deux principales questions : quel progrès les pays ont-ils enregistrés en matière de développement social ? Dans quelle mesure les actions engagées par l’Etat et la société pour promouvoir le développement social se sont-elles révélées efficaces ?

Un aréopage d’experts était en conclave dernièrement à Rabat sur invitation du HCP. A l’ordre du jour : réfléchir sur la production d’indicateurs alternatifs à la mesure actuelle du développement humain. Les chercheurs et les statisticiens, les  grandes institutions internationales et non des moindres (le PNUD, qui a joué un rôle de précurseur, l’OCDE, la Banque Mondiale, l’Union Européenne…) ont produit, pour l’essentiel depuis le milieu des années 90, des indicateurs sociaux et environnementaux qui commencent à faire partie du paysage intellectuel. Mais ces outils n’ont pas atteint le seuil de notoriété et le degré de consensus et de légitimité suffisants pour qu’ils puissent être politiquement «admis et partagés». Ils font l’objet de critiques à tonalité sociale (la croissance ne fait pas nécessairement le progrès social), ou à tonalité environnementale (la croissance peut détruire des ressources naturelles non renouvelables). Les indicateurs du PNUD, notamment l’IDH, ont fait aussi l’objet de vives critiques : imperfections parfois énormes de certaines données, aboutissant pour quelques pays à des résultats qui heurtent le bon sens ; pondérations jugées «arbitraires» (en général le même poids pour chaque indice composant) pour obtenir les indicateurs synthétiques…

Dans ces critiques, apparaît le besoin d’outils autorisant des évaluations multidimensionnelles du progrès du développement humain durable. Les controverses concernent surtout la production d’indicateurs «synthétiques» ou composites alternatifs, c’est-à-dire qui ambitionnent, mieux que l’IDH, de résumer en un chiffre final unique des dimensions du progrès que d’autres préfèrent présenter séparément, sous forme de bilans ou de «tableaux de bord». Ces «indicateurs composites» sont supposés être supérieurs aux indicateurs simples grâce à la concentration du pouvoir d’information qu’ils portent en raison de leur provenance de contextes plus systématiques. Leur premier objectif est d’attirer l’attention sur la statistique produite sous forme d’une «vue d’ensemble», ou d’un «résumé» de la situation sociale. Ces indicateurs agrègent par différents procédés statistiques dits «de normalisation» une pluralité de variables qui ne sont pas nécessairement de même unité. Peuvent ainsi s’y côtoyer des variables monétaires, des taux, des nombres d’unités diverses.

Il reste que tout indicateur, simple ou composite, s’inscrit aussi dans une démarche comparative fondée sur des statistiques ayant l’ambition de couvrir l’ensemble des pays du monde. Cette démarche comparative rencontre, à son tour, des limites de pertinence et de fiabilité: choix du panel de comparaison, contexte du benchmarking….. Quelles que soient leurs limites, ces comparaisons et classements «indiquent» déjà bien des choses, y compris pour les pays qui les contestent. Il n’est pas sans importance, par exemple, de constater que les pays nordiques ont un excellent classement en matière de réduction des inégalités (pauvreté, inégalités entre hommes et femmes), tout en restant honnêtement classés lorsque intervient (pour une part) la richesse économique (IDH).

Les indicateurs, simples ou composites,  sont en général choisis pour apporter des éléments de réponse à deux principales questions : quel progrès les pays ont-ils enregistrés en matière de développement social? Dans quelle mesure les actions engagées par l’Etat et la société pour promouvoir le développement social se sont-elles révélées efficaces ? La deuxième question est à l’évidence plus complexe que la première (même si on rencontre des difficultés dans les deux cas du fait du peu  de données pertinentes). En effet, il est relativement simple d’examiner les indicateurs de ces aspects du développement social que sont les objectifs de l’action publique (lutte contre le chômage, par exemple) et de voir quelle a été leur évolution au fil du temps. En revanche, il est  plus compliqué d’évaluer la mesure dans laquelle l’évolution de ces résultats est imputable aux mesures prises par les pouvoirs publics.

Les controverses sur la production d’indicateurs composites alternatifs aux indicateurs dominants, sur la finalité de ces indicateurs, ou sur la démarche de comparaison et de classement des pays peuvent, sous certaines conditions de transparence, enrichir le débat public, se conforter mutuellement, et contribuer à la formation individuelle et collective des jugements de progrès. Aucune production n’est, dans les initiatives évoquées, produite pour elle-même. Au contraire. L’idée selon laquelle les indicateurs dominants ou même alternatifs le seraient devenus grâce aux seuls critères d’une suprématie technique ou d’une supposée capacité à cerner la «vraie» richesse est à démystifier. Les grands indicateurs statistiques  dépendent des conventions politiques et des systèmes de valeurs. La «sélection» des indicateurs simples ou composites à un moment donné de l’histoire résulte de la pression d’un contexte social et politique. Reconnaître l’absence de neutralité dans ce domaine c’est soutenir la nécessité d’ouvrir le débat sur les indicateurs à d’autres acteurs que les seuls experts. Tout au moins, notre souhait est que dans leur recherche d’indicateurs alternatifs les experts épousent la posture d’économistes citoyens qui, loin d’étudier les seuls apports et limites techniques des indicateurs, mettent en perspective ces derniers dans une démarche de contribution au débat sur «ce qui compte vraiment» dans une société : l’homme et la femme.