De l’immortalité de Dieu
«La majorité des Marocains,
a dit Abdallah Laroui, n’est pas prête
à faire le saut dans la modernité…»
Et d’ajouter : «L’ une des marques
de notre retard historique est d’en être encore à discuter de questions qui ont été réglées ailleurs depuis plusieurs siècles.»
D’abord ils furent le soleil, les étoiles, la montagne, la mer, la forêt, le feu… Ensuite, ils prirent des formes plus «humaines» parce que les humains, pour les rendre moins redoutables, leur prêtèrent leurs sentiments. Enfin, ils ne furent plus qu’Un, que chacun accaparera à sa manière, posant sa religion comme la seule et l’unique. Depuis que le monde est monde, les hommes ont été hantés par la question de leur origine et celle qui lui fait pendant, de leur finalité. D’o๠venons-nous, o๠allons-nous, que devenons-nous ? Il n’est pas un être sur cette terre qui puisse échapper à ces interrogations-là . Aux mystères de la vie a alors répondu le miracle de la foi. Pour conjurer leurs peurs et faire face à l’angoisse de la mort, les hommes eurent besoin du secours de la transcendance. Les non-croyants diront qu’ils s’inventèrent des dieux là o๠les croyants parleront de Révélation. Quoi qu’il en soit, en tout temps et sous tous les cieux, il y eut ainsi une ou plusieurs forces considérées comme supérieures, devant lesquelles les hommes se prosternèrent. Chaque peuple avait les siennes. Aux dieux barbares et cruels des tribus primitives succédèrent d’autres dieux, plus élaborés, dans la culture d’hommes plus instruits. Au fur et à mesure de l’histoire, les vainqueurs imposaient les leurs aux vaincus. Et, comme les hommes, les dieux avaient cette particularité de «mourir» quand il n’y avait plus personne pour les honorer. Il en fut ainsi d’Isis, Osiris et Horus, par exemple, vénérés pendant 5 000 ans du temps de la très grande civilisation pharaonique. Des dizaines de générations d’Egyptiens adulèrent ces dieux-là mais, aujourd’hui, qui, en Egypte même, s’en souvient ? De la même manière, qui se souvient des dieux grecs qu’étaient Zeus, Aphrodite, Poseà¯don ou de leurs successeurs romains Apollon, Junon et Neptune, divinités tout aussi «décédées» ? Depuis, dans cette sphère civilisationnelle à laquelle nous appartenons, le monothéisme a imposé sa loi. Qu’on le nomme Jehovah, Dieu ou Allah, le Dieu unique a détrôné tous les autres, avalés depuis par les oubliettes de l’histoire. Avec la rupture provoquée en Occident par la modernité et le renvoi des curés à leurs bénitiers, d’aucuns, dont Nietzsche, pour ne pas le nommer, pavoisèrent sur la «mort de Dieu». Mais celui-ci est plus «immortel» qu’ils ne l’imaginèrent. Autre grand esprit de ce temps, André Malraux, lui, ne s’y trompa pas. Sa prémonition – «Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas» – s’avère exacte. «L’homme nouveau» n’étant pas advenu, le religieux fait un retour en force dans un monde asséché par le matérialisme et la logique de la consommation. Mais ce religieux prend des formes différentes selon que l’on soit au Nord ou au Sud de la Méditerranée, selon que l’on soit là o๠la rupture avec la domination religieuse a été consommée ou non. Essentiellement spirituel dans le premier espace, il se fait férocement dogmatique dans le second, plus préoccupé à soumettre les cÅ“urs qu’à les ouvrir au souffle divin. Pour preuve, notre société et ce que nous y vivons au quotidien d’intolérance religieuse, d’enfermement mental et d’hypocrisie sociale. Ramadan a tiré sa révérence. Pour ceux dont la foi est sincère et profonde, il fut un mois de recueillement totalement dévolu à la vénération du Très-Haut. Mais au regard des comportements orgiaques auxquels il donne lieu, année après année, combien sont-ils à le vivre vraiment dans cet esprit-là ? A le vivre en conformité avec le sens profond qui est le sien ? A le vivre autrement que comme une pratique sociale ? Bien peu m’autoriserai-je à dire. Pourtant, malheur à celui qui ne se soumet pas au rituel. Qu’importe que l’on ait ou non la foi, il faut faire comme si… En être encore réduit, à l’époque qui est la nôtre, à se cacher pour manger durant ce mois, quelle tristesse et quelle désolation ! En quel temps continuons-nous donc de vivre ? Lors d’une présentation récente de son ouvrage Le Maroc et Hassan II, l’historien Abdallah Laroui a mis en exergue l’incapacité de la société marocaine à opérer la révolution culturelle nécessaire pour aller de l’avant. «La majorité des Marocains, a-t-il dit, n’est pas prête à faire le saut dans la modernité…» Et d’ajouter : «L’une des marques de notre retard historique est d’en être encore à discuter de questions qui ont été réglées ailleurs depuis plusieurs siècles». En ce Aà¯d el Fitr, un vÅ“u pour l’ensemble des Marocains, fussent-ils «bons», «mauvais», ou pas croyants du tout : souhaitons-nous un peu plus de spiritualité et un peu moins de dogme. En plus d’apaiser l’angoisse de la mort et de donner un sens à la vie, la foi en Dieu est également censée mettre l’homme sur le chemin du bien, du beau et du bon. Elle doit l’aider à se bonifier, à parfaire son humanité. Maintenant, force est de reconnaà®tre que les sociétés occidentales, o๠la religion a cessé d’imposer sa loi pour devenir une affaire strictement personnelle, sont celles o๠les êtres humains vivent désormais le mieux. Pour la raison simple que leurs droits, sociaux et politiques, y sont le plus respectés. Il n’appartient à personne de dicter sa foi à l’autre. Par contre, il appartient à chacun de travailler à devenir meilleur. Le regard ou non tourné vers le ciel. La spiritualité, c’est aussi cela.