De Charybde en Scylla
Interrogé sur le massacre du village de Doujail
(147 habitants assassinés en représailles à une tentative d’assassinat de Saddam Hussein), l’avocat de ce dernier a cette réponse : «Que peut-on lui reprocher dans cette affaire? Est-ce que Moubarak,
le Roi de Jordanie, le président Bush ou même
les chefs d’Etat européens n’auraient pas réagi
de la sorte si on avait attenté à leur vie ?»…
La mythologie grecque présente Charybde comme un monstre affreux hantant un détroit. Trois fois par jour, il avalait les flots avant de les régurgiter. Au cours de leur épopée, Ulysse et ses compagnons eurent à traverser ce bras de mer. Pour ne pas se faire engloutir, il leur fallait déjouer l’attention de Charybde. Mais leur peine ne s’arrêtait pas là . Car non loin du premier, sur un autre rocher, les attendait Scylla, une autre redoutable divinité marine. De là vient l’expression «tomber de Charybde en Scylla». Homère nous rapporte qu’Ulysse, à la différence de ses compagnons, parvint à se sortir de ce mauvais pas. Au cours de sa longue Odyssée, maints autres dangers le guettèrent mais, fort de sa sagesse et sa bravoure, il les vainquit tous et retourna couler des jours heureux auprès de sa Pénélope.
Le monde arabe saura-t-il, à l’image du héros d’Homère, faire preuve de l’imagination et de l’intelligence nécessaires pour, au regard des situations impossibles dans lesquelles il se débat, éviter Charybde sans pour autant tomber en Scylla ? Mercredi 19 octobre, devant les premières images diffusées par le satellite du procès de Saddam Hussein (ajourné depuis au 28 novembre), on ne pouvait que se faire cette réflexion. Vieilli et amaigri, le raà¯s déchu n’était plus que l’ombre de lui-même. Mais il n’avait rien perdu de sa combativité. Au président du tribunal qui lui demandait de décliner son identité, il répliqua avec hauteur : «Qui êtes vous et que me veut cette cour ?», précisant qu’il ne reconnaissait aucune légitimité à cette dernière. En cela, il avait raison. Quel poids légal peut avoir une institution juridique mise en place par une puissance occupante dans un pays occupé ? Le tribunal spécial chargé de juger l’ex-raà¯s a été institué par Paul Bremer, l’ancien administrateur civil américain. Depuis, les Américains s’efforcent d’accréditer la thèse que l’Irak est désormais gouverné par les Irakiens, eux-mêmes n’étant là que pour aider ces derniers à consolider leurs institutions. Personne, cependant, n’est dupe. Les Américains sont et restent les seuls maà®tres du jeu. Pour juger Saddam Hussein, le Congrès américain a débloqué 128 millions de dollars. Cette somme a servi, d’une part, à construire la salle d’audience et à former les membres du TSI et, d’autre part, pour les besoins de l’accusation, à mener les exhumations et à étudier les dossiers saisis. A la tête de ce tribunal a été placé un magistrat kurde et ce, alors que l’ancien président irakien est poursuivi, entre autres chefs d’accusation, pour avoir fait gazer 5 000 Kurdes en 1988. Quant à la défense, elle a disposé pour étudier les éléments à charge d’un laps de temps en deçà des standards internationaux. Le procès démarre à peine que les organisations internationales telles Amnesty international s’émeuvent déjà des irrégularités flagrantes dans lesquelles il est appelé à se dérouler.
Face à cette «justice» des vainqueurs qui se met en place, à ces cages blanches dans lesquelles a été installé l’ancien homme fort de Bagdad avec ses sept co-accusés, plus d’une âme arabe va frémir et se révolter. Oubliant l’abomination du passé du dictateur que l’on juge, elle risque de n’être plus sensible qu’à la posture de défaite dans laquelle se trouve l’un des chefs d’Etat arabes parmi les plus flamboyants de sa génération. Colère et honte seront un peu plus au rendez-vous au sein des populations arabes, rendant le ressenti à l’égard des Américains et, au-delà , de l’Occident, encore plus négatif.
Pourtant, pour la fierté justement de ce monde arabo-musulman qui paie au prix fort ses rendez-vous manqués avec l’histoire, y-a-t-il lieu de s’identifier à un homme à qui son peuple doit d’avoir vécu pendant des décennies dans la terreur la plus absolue ? Dans une interview accordée au journal français Libération, l’ancien avocat choisi pour assurer la défense de Saddam Hussein («démissionné» depuis) avait décrit la stratégie de défense pour laquelle il avait alors opté. Il s’agissait de «faire du président le symbole de la résistance arabe à l’oppression américaine, le “héros” arabe qui a dit non aux USA, celui qui combat pour tous les Arabes et pour tous les musulmans». Avec ou sans cet avocat, l’ex-raà¯s se campera de toute évidence dans cette posture. De Bagdad à Rabat, il se trouvera des foules pour adhérer à cette vision. Or, s’il y a honte et humiliation à avoir, ce serait à ce niveau-là . Dans le fait, pour les Arabes, de se laisser affubler de tels «héros».
Interrogé sur le massacre du village de Doujail (147 habitants assassinés en représailles à une tentative d’assassinat de Saddam Hussein), l’avocat précité eut cette réponse qui vaut son pesant d’or : «Que peut-on lui reprocher dans cette affaire? Est-ce que Moubarak, le roi de Jordanie, le président Bush ou même les chefs d’Etat européens n’auraient pas réagi de la sorte si on avait attenté à leur vie?»! Réaction du journaliste, interloqué : «On a tiré récemment sur Jacques Chirac lors d’un défilé du 14 juillet. Il n’a pas pour autant éliminé la famille du tireur» … L’avocat : «Ah! De toute façon, Saddam Hussein n’a fait qu’exécuter la décision qu’un tribunal irakien avait prise. Ce n’est pas sûr qu’il était d’accord avec cette décision».
Comment ne pas tomber de Charybde en Scylla ?