«Ila mata», jusqu’à quand ?
Ceux qui, aujourd’hui encore, continuent à pratiquer l’excision sont musulmans mais aussi chrétiens, mais aussi animistes. C’est dire combien, au-delà des dogmes de chacun, c’est la même terreur de la femme qui perdure.
Parmi les femmes arabes, les Egyptiennes sont celles que l’on associe le plus aisément à l’idée de fête et de bonne humeur. Débordantes de vie et de gaieté, elles excellent à renvoyer cette image-là. Les films en noir et blanc des années 50, les soap-opéras d’aujourd’hui pleins de mièvrerie et puis, bien entendu, tous ces rossignols cairotes dont le chant fait chavirer les cœurs de l’ensemble du monde arabe donne à penser que le Caire est la capitale de l’amour et que les femmes y sont reines. Qui, un seul instant, pourrait se douter de ce qui se cache derrière cette exubérance ? De la douleur brûlante qui gît au creux d’intimités profanées, du crime odieux commis à l’encontre de l’intégrité physique de celles dont on chante à longueur de temps l’amour et la passion.
Les Egyptiennes, comme plus de cent millions d’Africaines, continuent, aujourd’hui encore, à subir la pire des infamies que le machisme ait su inventer pour marquer sa domination sur les femmes : la mutilation sexuelle. Le chiffre hallucinant de 97% des Egyptiennes mariées et âgées de 15 à 45 ans a été avancé récemment dans le cadre d’une campagne «Ila mata», menée en Egypte pour l’éradication de cette ignominie d’ici à 2010. Pourtant, depuis 1996, l’excision a été déclarée hors-la-loi dans ce pays, un décret interdisant aux médecins de la pratiquer à l’hôpital, «sauf nécessité médicale» (sic !). Sauf que 61% des femmes seraient dans les faits excisées à la maison.
L’excision serait apparue, il y a près de 3000 ans, dans l’Egypte antique où elle constituait une sorte de rituel de la fertilité. On offrait à cette époque les parties féminines excisées au Nil sacré. On la retrouve au XIXe et au début du XXe siècle en Europe où l’ablation du clitoris était censée guérir les femmes des troubles physiques et mentaux, telle l’hystérie. C’est dire combien cette mutilation touche à la perception que les hommes se font de la libido féminine.
L’excision continue à sévir à ce jour sous trois formes. La première, dite «légère», consiste en la seule ablation du clitoris (5%). La seconde, la plus répandue (80%) s’étend à la fois aux lèvres externes et internes. Quant à la dernière (15%), appelée infibulation ou excision pharaonique, elle consiste à enlever tous les organes génitaux externes et une partie de l’ouverture du vagin dont l’orifice est ensuite cousu, ne laissant qu’une minuscule ouverture pour laisser passer l’urine et le sang menstruel. Le soir de sa nuit de noce, la femme revit la même atrocité, son époux l’incisant au couteau pour la pénétrer. L’excision, pratiquée dans la majorité des cas sans anesthésie, provoque des douleurs insoutenables, la zone étant riche en terminaisons nerveuses. Elle entraîne une hémorragie violente, qui, dans des conditions non hygiéniques, conduit souvent à la mort.
Plusieurs centaines de petites filles meurent ainsi chaque année entre les mains des matrones et des barbiers chirurgiens. Tétanos, septicémie, inflammation chronique de la vessie, des reins et des organes génitaux, difficultés d’uriner – l’urètre étant souvent endommagé -, ulcères, douleurs insupportables lors des rapports sexuels, accouchement éprouvant, la liste est longue des complications avec lesquelles les femmes sont appelées ensuite à vivre, sans parler du traumatisme psychologique et nerveux engendré par cette opération. Pourtant, ce seront ces mêmes femmes qui, devenues mères, vont infliger la même horreur à leurs petites filles. Parce que la tradition le veut, parce que, sans cela, elles ne pourront pas se marier, jugées «impures» par la société. Nous avons là une parfaite illustration de ce rôle de «contremaître» que le patriarcat, dans les sociétés traditionnelles, a toujours excellé à faire jouer aux femmes, réussissant la prouesse de les transformer en instrument de leur propre asservissement. Depuis quelques années, les autorités égyptiennes ont fait de la lutte pour l’éradication de l’excision féminine, une priorité nationale. Mais elles sont confrontées à de fortes résistances nourries des préjugés tenaces. «Sans cela, impossible de donner naissance à un garçon». «Si on ne le fait pas, la femme est trop excitée, elle ne peut pas s’occuper correctement de son foyer». Elles doivent aussi faire face aux partisans farouches de cette pratique. En première ligne, les islamistes. Pour appuyer leur argumentation, ces derniers exhibent, comme à l’accoutumée, des textes de circonstance. Ainsi ces deux hadiths. Le prophète Mohamed aurait ainsi dit que l’excision est «le mérite des filles». Il aurait eu aussi ces paroles à l’adresse de Umm Atiyya : «Circoncisez les filles, mais faites-le sans exagération car [cette façon d’exciser] a la prédilection du mari et rend radieux le visage [de la femme]».
La campagne menée contre l’excision est, aux yeux des islamistes, un «complot de l’Occident» qui veut empêcher l’excision «dans le but caché de répandre ses valeurs immorales dans le monde musulman». L’excision serait, selon ces mêmes avocats, «une source de pudeur, d’honneur et d’équilibre psychologique» dont l’abandon conduirait à «la propagation de phénomènes occidentaux tels le sida et la prostitution».
Comme on le voit, les arguments ne varient pas. C’est la même tasse de thé que l’on sert et ressert sans discontinuer, habité par cette obsession maladive de la femme, source de tous les maux et de tous les dangers. Ce cas de figure montre l’instrumentalisation extrême qui peut être faite de la religion pour justifier l’injustifiable. Or l’excision, en la circonstance, n’a rien à voir avec l’islam, si ce n’est qu’elle était pratiquée au moment de son avènement. Comme l’infanticide féminin, comme l’esclavage, comme le voile… Ceux qui, aujourd’hui encore, continuent à la pratiquer sont musulmans mais aussi chrétiens mais aussi animistes. C’est dire combien, au-delà des dogmes de chacun, c’est la même terreur de la femme qui perdure