Au Royaume
Abraham Serfaty : un Marocain sentimental sous une carapace d’éternel révolutionnaire
Ingénieur brillant, il laissera tomber une carrière prometteuse pour le militantisme d’extrême gauche.
Torturé pendant 14 mois à Derb Moulay Chrif, il sera ensuite emprisonné pendant 17 ans.
Libéré en 1991, il sera contraint à l’exil forcé pendant huit ans avant de retourner dans son pays.
« A une tache de sang près, mes souvenirs d’enfance sont heureux. A Casablanca, nous étions, Evelyne et moi, baignés d’amour par nos parents». Abraham Serfaty, «Dédé» pour les intimes, «Chibani» pour ses compagnons d’infortune à la prison centrale de Kénitra, dont je fis partie entre 1975 et 1989, n’a jamais oublié le bonheur de ses années d’enfance. Au crépuscule de sa vie, dans cette maison du quartier Assif à Marrakech, qu’il arpentait sur une chaise roulante, il se souvenait encore de sa vie, de cet enfant juif marocain insouciant, qui sillonnait à bicyclette les rues des quartiers Maârif et Derb Ghallef, en dépit des crises d’amnésie de plus en plus fréquentes provoquées par la maladie d’Alzheimer.
Sûrement aussi, et jusqu’à son dernier souffle, à l’âge de 84 ans, Abraham a-t-il vécu dans sa chair le malentendu entre juifs et musulmans marocains comme une blessure dans son âme. Deux communautés pourtant «liées par une amitié millénaire», lui enseignait son père. Abraham n’a jamais oublié ce mois de juin 1967 (après la guerre des Six jours) où il découvrit avec consternation que son article envoyé à un journal marocain était publié sans sa signature. Celle d’un juif, se désolait-il, «n’était pas de bon ton dans un journal national marocain». Il n’a pas non plus effacé l’image de sa sœur, Evelyne, décédée en octobre 1974, deux ans après avoir été torturée par la police, pour dénoncer la planque où était caché son frère, entré à l’époque en clandestinité. «Tu parles ou on te tue. Ils t’ont tuée, Evelyne, tu n’as pas parlé», immortalisait dans un poème Abdellatif Laâbi.
La trajectoire d’Abraham aurait pu être relativement heureuse, à l’instar de celles de ses coreligionnaires André Azoulay, Serge Berdugo ou Robert Assaraf, -la communauté juive, on le sait, était toujours monarchiste jusqu’à la moelle- si ce n’est pas l’engagement politique révolutionnaire qui a ponctué toute sa vie. L’automne 1968 constitua un tournant dans ce cheminement: suite à la grande grève des 7 000 mineurs de Khouribga avec laquelle il se solidarisa, alors qu’il était, et depuis 1960, directeur technique à l’OCP (après de brillantes études à l’Ecole des mines de Paris), il rendit son tablier… de technocrate, pour vêtir celui de militant d’extrême gauche. Le 30 août 1970, c’est la rupture définitive avec le Parti du progrès et socialisme (PPS), l’héritier du Parti communiste marocain, et la fondation d’Ilal Amam dont il fut l’un des principaux instigateurs.
Condamné à perpétuité en 1977, il purgera 17 ans de prison
L’appel à la révolution du prolétariat et le rêve du grand soir étaient les idées dominantes au cours des années 1970. La jeunesse de l’Europe occidentale et celle de beaucoup de pays arabes n’en ont pas échappé. Sauf que le tribut, pour Serfaty (et ses compagnons) au Maroc, était lourd : condamnation à perpétuité par contumace en 1973, arrestation et torture en novembre de l’année suivante, quatorze mois avec bandeau sur les yeux et menottes aux poignets dans les cachots de Derb Moulay Chrif, condamnation à perpétuité dans le fameux procès des «frontistes» en 1977, et, pour couronner le tout, 17 ans dans les geôles. La phrase du juge d’instruction qui l’accueillit après ses quatorze mois de garde à vue dans l’enfer de Derb Moulay Chrif est restée célèbre dans les annales de la justice marocaine : «Vous avez de la chance que nous soyons en démocratie». Ce juge avait pourtant raison : d’autres ont eu moins de chance et ont péri à Tazmamart.
Abraham et ses compagnons à la prison centrale de Kénitra ont remué l’opinion internationale pour que leur voix soit entendue, et ont eu droit au statut de prisonniers d’opinion. En mars 1986, Christine Daure Jouvin, la compagne française qui avait le courage de l’héberger chez elle pendant ses années de clandestinité, vint lui rendre visite au parloir de sa prison, grâce à l’entremise de Danielle Mitterrand. Grâce aussi à cette dernière, ils se marièrent. Rêveur et sentimental sous sa carapace de révolutionnaire endurci, Abraham vécut avec la tendresse d’un enfant, en prison, son amour pour Christine. Elle fut son soutien inconditionnel jusqu’à sa libération en septembre 1991. Libération pour un exil douloureux : exhumant un ancien arrêté datant de l’époque du Protectorat, Driss Basri, l’ex-ministre de l’intérieur, lui colla étrangement la nationalité brésilienne et l’envoya passer huit ans en France.
La plainte d’excès de pouvoir déposée contre le ministre par son avocat, Abderrahim Berrada, n’y fit rien. Jamais Abraham ne digéra cet exil forcé. Il aurait pu finir sa vie en Europe, auprès de Maurice, son fils unique, et de son petit-fils Théo, mais le désir de retourner à son pays pour qui il voue un amour «organique», comme il disait, et où il voulait «vivre les premières lueurs de l’aube de la liberté qui se lève…», écrit-il(1), rendait sa vie sombre.
Le 30 septembre 1999, à la faveur du changement de règne, Abraham est enfin de retour, libre, heureux, choyé, dans son pays. «Assagi» aussi: la flamme révolutionnaire des années 1970 n’est plus que braise, mais le fond demeure intact : un homme épris de justice et de liberté, un intellectuel idéaliste, un rêveur. Et un têtu aussi. En 2002, il écrivait(2) de sa main chevrotante: «Trente-deux ans après, je mesure le chemin parcouru, les sacrifices encourus, les erreurs commises, les réussites et les échecs. Mais je demeure convaincu que l’entreprise de l’été 1970 est désormais ancrée dans la chair du peuple marocain». Repose en paix cher Dédé.
(1) «Le Maroc, du noir au gris» (éd. Syllepse, Paris, 1998).
(2) «La mémoire de l’autre» (Tarik éditions, 2002).